Il fut un temps où nous recevions des États-Unis des films étranges et intéressants, des films un peu fauchés, plutôt minimaux et qui n’avaient rien à voir avec les blockbusters hollywoodiens, parfaites illustrations du mondialisme ambiant actuel. Il fut un temps où les réalisateurs ne se souciaient pas tellement de faire du cash un peu partout sur la terre mais davantage de présenter une réalité. À quoi puis-je penser en écrivant cela ? Par exemple à 2000 maniaques de Herschell Gordon Lewis : une photographie sarcastique de l’Amérique profonde, sans jugement moraliste et niais.
Le carnaval des âmes (le titre n’est pas très satisfaisant, d’ailleurs) nous parvient des lointaines années 60 aux États-Unis : un pays sûr de lui-même, impérieux et impératif. On ne sait pas trop où ça se passe, mais sans doute est-ce, au début, dans le Middle West, le Nebraska ou le Kansas, avant que ça n’aille voir dans l’Utah. Une Amérique rigoriste, religieuse, bardée d’interdits, de tabous, de contraintes ; une Amérique très blanche (il me semble que dans. tout le film on n’aperçoit pas le moindre visage coloré). Stupide compétition de teen-agers : les garçons provoquent les filles à une sorte de poursuite en voiture, simple prétexte à comparer les égos. Les deux groupes se prennent au jeu. Jusqu’au moment où, sur une manœuvre un peu trop hardie, la voiture des trois filles défonce le parapet d’un pont et tombe dans un fleuve au courant rapide.
Belles images de l’eau grise, opaque, violente et des berges sablonneuses. Trois heures après l’accident tout ce que la bourgade compte d’autorités et de secouristes désespère de récupérer la voiture. Et miraculeusement, sur une langue de terre un peu fangeuse, une silhouette : celle d’une des trois filles, Mary Henry (Candace Hilligoss), qui est bien incapable d’expliquer comment elle a survécu et pourquoi elle ne revient au monde que trois heures après le drame.
Mary n’est pas une jeune femme très attachante, ni même très sympathique ; son visage est froid, inexpressif, glacé. Elle a étudié l’orgue et elle est engagée par une église en Utah. Elle est reçue par un pasteur affable (Art Ellison) et se loge dans une pension de famille dirigée par Mrs Thomas (Frances Feist) qui n’a qu’un autre locataire, John Linden (Sidney Berger).
D’emblée, le réalisateur, Herk Harvey, auteur de nombreux courts métrages documentaires et dont Le carnaval des âmes est l’unique réalisation cinématographique, installe un certain malaise, un climat d’oppression très réussi : belles images en Noir et Blanc, plans décentrés, jeux d’ombres et des lumières ; et des gros plans de visages qui surviennent de façon inopinée, surprenante, inquiétante. On ne saisit pas bien ce qui se passe mais on se rend compte que Mary n’est pas dans un état normal : ainsi durant la route parcourue en voiture de son patelin d’origine vers l’Utah a-t-elle vu surgir de l’ombre un homme mystérieux au visage effrayant (Herk Harvey, le réalisateur lui-même) ; ainsi est-elle de plus en plus fascinée par un immense bâtiment, un ancien casino décati et déserté ; ainsi l’homme mystérieux apparaît-il de plus en plus souvent, de manière furtive…
Pire encore surviennent des épisodes où Mary paraît n’être plus aperçue ni entendue par tous ceux qu’elle croise ou qu’elle frôle ; sa raison bascule au point que le pasteur est contraint de résilier son contrat ; Mary accepte de sortir avec son voisin John Linden, mais le décourage en lui racontant ses visions et ses angoisses. Images de plus inquiétantes : dans le grand casino dévasté, des fantômes dansent, dans le bus où elle se réfugie, tous les passagers sont des morts vivants.
Est-ce un cauchemar ? Peut-être oui, peut-être non. On ne sait cela qu’à la dernière image.
Voilà un film à tout petit budget, de durée brève (84 minutes), tourné sans acteur notoire qui parvient à impressionner fortement et durablement. Genre de petit bijou ignoré, de bonheur de cinéma…