Est-ce que Federico Fellini, né à Rimini, en Romagne, nourrissait une petite jalousie informulée pour la somptuosité glorieuse de la République de Venise et la place que la Sérénissime a laissée dans l’Histoire ? ? On serait presque fondé à se le demander en voyant l’aigreur de sa peinture et ce que l’on pourrait appeler presque de l’agressivité envers l’un des plus célèbres de ses enfants. Le léger, cavalcadant, spirituel, libertin, profond Giacomo Casanova que le cinéaste présente – on l’a dit beaucoup et davantage – comme une sorte de marionnette ridicule, misérable, pathétique, même, en ses derniers jours, en faisant mine de ne pas avoir compris combien le chevalier de Seingalt, nom que Casanova s’était donné, représente à lui tout seul l’esprit du 18ème siècle ?
La vraie question est, d’ailleurs, celle-ci : si grand qu’il soit, un réalisateur peut-il tourner un bon film sur un personnage pour qui il ressent de l’aversion ? C’est vraiment ce que l’on se demande, surtout si l’on a quelque connaissance de l‘Histoire de ma vie, directement écrite en français, monument brillant, leste, subtil, traversé de feux et d’orages, de victoires et de déconfitures où Casanova, né en 1725 et mort en 1798, conte ses aventures jusqu’à 1774, où il atteint la cinquantaine. Près de 4000 pages en trois gros volumes de Pléiade où l’on ne s’ennuie pas une minute, emporté par le torrent d’aventures qui en fait la trame.
Aventures picaresques et aventurier magnifique bien sûr. Libertin et séducteur, nécessairement et grandement, mais aussi musicien, romancier, historien, joueur, bretteur, philosophe, physicien, mondain, de plain pied avec les Princes comme avec les comédiens, ne respectant pas grand chose, si ce n’est, le plus souvent, sa dignité et son honneur, voyageur qui a sillonné l’Europe civilisée, des multiples États italiens aux multiples États allemands, de l’Espagne à l’Angleterre, de la France à la Pologne et jusqu’à la lointaine Russie. tout cela et bien d’autres choses, commensal du Cardinal de Bernis, de Voltaire et de Cagliostro…
Mais si Fellini présente son film, en un carton d’introduction, comme librement adapté de l’Histoire de ma vie, on se demande pourquoi cette liberté, acceptable au demeurant, ne semble avoir pour objet que de ridiculiser un personnage dont la complexité intellectuelle et l’intelligence aiguë ne méritent en rien le sarcasme perpétuel.
Le choix de Donald Sutherland pour incarner le rôle n’est en soi pas mauvais. Casanova était de très haute taille, de teint coloré, de front bombé ; ses contemporains ont moins loué sa beauté que son magnétisme, mais il n’était ni vaniteux, ni puéril comme on le montre là. Ce qui ne va plus du tout, c’est le survol assez hargneux des épisodes de sa vie par un cinéaste grincheux. J’entends bien que dans le foisonnement coruscant des aventures et des rencontres, il n’était pas concevable de représenter tous les épisodes d’une vie vécue – en tout cas jusqu’à la cinquantaine – à bride abattue. Mais si Fellini avait simplement respecté son sujet, n’aurait-il pas dû, dans un film qui dure tout de même plus de deux heures et demie, concentrer l’intrigue sur quelques épisodes marquants qui ponctuent le récit ?
Avec le cinéaste on picore, on sautille, on survole, on traite avec désinvolture la fameuse évasion des Plombs (les prisons ainsi couvertes, véritables enfers), dont la narration est un extraordinaire thriller, on saccage l’aventure ambiguë et rouée avec la religieuse MM (Margareth Clementi) et son protecteur-voyeur, l’abbé et futur cardinal de Bernis, alors ambassadeur de France, on aborde à peine celle vécue avec Henriette (Tina Aumont), mystérieuse grande dame libertine et un peu davantage les avanies subies par Casanova du fait de la Charpillon (Diane Kurys).Un peu mieux traitée la supercherie montée autour de la marquise d’Urfé (Cicely Browne), vieille folle imbue de kabalisme et d’alchimie.
Et sans grand scrupule par ailleurs Fellini introduit des pans entiers de son invention, sans réelle pertinence et toujours au détriment de son héros. On reconnaît bien son goût pour les disgraciés, les monstres, nains ou géants (Sandra Elaine Allen), bossus, contrefaits, sordides, malsains, gênants. Tous concourent à dégrader Casanova à l’enfoncer dans un cloaque… Ainsi la très longue séquence où s’avilit le marquis Du Bois (Daniel Emilfork, parfait, évidemment)
Que sauver du film qui, je crois a beaucoup surpris et déçu ? D’abord la ligne mélodique parfaite de la musique de l’habituel et là très inspiré Nino Rota. Ça et là quelques séquences et décors qui surprennent et flattent. Peut-être aussi les dernières séquences, tout à fait authentiques mais qui ne figurent donc pas dans l‘Histoire de ma vie, où, hébergé au château de Dux, en Bohême, recueilli comme bibliothécaire par le comte Waldeim, Casanova, las, épuisé, fier encore pourtant, et hautain, est moqué et méprisé par la valetaille.
Grand personnage attachant. Film rageur. D’un jaloux ? Je ne suis pas loin de le penser.