Le doulos

Belle mécanique

À partir de ce moment là, Melville a trouvé sa voie et ne s’en déroutera plus ; il a d’abord réalisé des adaptations littéraires à mes yeux aussi compassées que pesantes d’ennui, Le silence de la mer et Les enfants terribles, puis un mélodrame abominable, Quand tu liras cette lettre.

Ensuite viennent Bob le flambeur, excellent film de pègre, et Deux hommes dans Manhattan, bon film de la nuit new-yorkaise. Les bandits, la nuit, l’Amérique : tout se met en ordre peu à peu.

Heureuse atypique parenthèse, Léon Morin, prêtre, avec Jean-Paul Belmondo dans un remarquable contre-emploi, et Emmanuelle Riva, rescapée d’Hiroshima mon amour ; adaptation littéraire réussie, peut-être un peu verbeuse…

Et Le doulos. Extraordinaire séquence du générique tourné dans l’étrange rue Watt du 13ème arrondissement de l’époque, à deux pas des studios que Melville possédait, rue Jenner. La rue Watt passe, dans une grande partie de son parcours, sous la large nappe des voies ferrées de la gare d’Austerlitz. Avant sa récente mise en valeur, elle offrait un décor minéral de murs crasseux et de charpentes métalliques durement boulonnées, de réverbères à lumière rare, tout cela dans des nuages de fumée sale et sous le sifflement des trains qui passaient. Même l’air y semblait gris et boueux.

Tout le climat périphérique de l’intrigue du Doulos est extrêmement réussi ; les décors de banlieue crasseuse, délaissée, solitaire, les maisons branlantes posées sur des terrains vagues (on trouvait encore cela dans la région parisienne en 1962 ; voir, s’il est besoin de s’en assurer, les photos de Robert Doisneau) ;  les bars discrets et leurs barmans serviables à vestes épaulées et galonnées ; les trench-coats portés très ceinturés ; la musique jazzy ; la lumière, très mesurée (les trois quarts du film se passent la nuit, l’autre quart sous la pluie battante).

Les personnages sont fidèles à la mythologie habituelle, dessinée depuis Touchez pas au grisbi ou Du rififi chez les hommes : il y a, comme souvent, l’indispensable médecin marron, en général radié de l’Ordre parce qu’il est alcoolique ou cocaïnomane ; les prétendus codes d’honneur du Milieu ne résistent pas aux brutaux changements d’alliance, et les bandits sont avant tout des tueurs froids qui font allégrement disparaître les amis de la veille et les femmes encombrantes. Le plus drôle est que, néanmoins, le spectateur, sans doute grisé par l’action, ne leur mégote pas sa sympathie…

Jean-Paul Belmondo est très bien, quoiqu’un peu trop maîtrisé et Serge Reggiani, pour une fois, n’en fait pas trop. Michel Piccoli occupe un rôle secondaire de malfrat glacial, René Lefèvre est un fourgue, comme on disait jadis en argot, un receleur grincheux et ce genre de rôle lui va beaucoup mieux que ceux de naïf séduisant qu’il a tenus dans sa jeunesse (Le million, Le crime de monsieur Lange).

Ce qui ne va pas, dans Le doulos, c’est l’intrigue, d’une complication aiguë. Je veux bien qu’il s’agisse d’un jeu de faux semblants où les indicateurs de police ne sont pas ceux qui sont suspectés de l’être et où les mensonges et les coups tordus sont légion. Je veux bien aussi qu’à la fin tout s’explique ou plutôt que tout soit expliqué ; mais c’est précisément le problème : c’est si tordu qu’on a oublié tel épisode, ou qu’on a mal vu telle image qui se révèle décisive… J’ai souvent fait ce reproche majuscule aux intrigues d’un Japrisot : il faudrait revoir le film à son début pour en saisir les emberlificotements…

C’est donc assez maladroit, sur ce point… mais c’est du Melville qui monte en puissance. Vont suivre après un Aîné des Ferchaux assez convenu, en quatre ans, Le deuxième souffle, Le samouraï, L’Armée des ombres et Le cercle rouge. Et même Un flic

Dans les suppléments du DVD, une intéressante interviouve de Melville, stetson vissé sur la tête et lunettes noires continuelles. Il présente ses studios de la rue Jenner, qui viennent de brûler et qu’il reconstruit (on est alors en 1967) ; à la question du reporter qui s’étonne qu’il soit le seul réalisateur à posséder ses propres studios, il répond qu’il a eu au moins deux prédécesseurs : Marcel Pagnol et… Émile Couzinet. J’ai trouvé drôle et sympathique ce rapprochement…

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