Cronenberg, ça ne m’a jamais émerveillé et je n’ai vraiment apprécié de lui que les assez classiques Promesses de l’ombre. Et William Burroughs, c’est tellement loin, tellement inimaginable pour un type nourri de culture classique et très réticent à toutes les dérives que je n’ai jamais imaginé en lire une seule ligne. Sans doute ai-je eu pourtant la curiosité excitée qui m’a conduit effaré, choqué, révulsé – mais jamais vraiment ennuyé – à regarder Le festin nu.
J’ai tendance à penser que pour apprécier cette longue divagation érotique et chtarbée, il faut avoir beaucoup apprécié les différentes substances qui ont pour principe, ou pour objectif, de faire passer un esprit à peu près traditionnel dans un monde surprenant, extrêmement dégueulasse et parfaitement dégoûtant. Dans un monde où les rêveries, les cauchemars plutôt, font partie de la quotidienneté, où l’on ne s’étonne de rien parce que l’on a toujours, au creux des narines ou sous la langue, un petit morceau de saloperie hallucinogène qui finit par être la racine des vies que l’on mène.
Si j’ai largement apporté ma contribution à la résorption des hectolitres d’alcool qui sommeillent dans nos caves, je n’ai jamais, vraiment jamais, goûté la moindre bouffée de marijuana ou d’un truc similaire. Et moins encore évidemment à tous les machins qui fascinaient la beat generation, à base de champignons exotiques et de compositions chimiques variées. De ces machins qui paraissent enluminer William Lee (Peter Weller) et le guider dans les rues de New-York ou de Tanger.
On sait bien et on se le confirme avec une minimale culture littéraire que tous les personnages du Festin nu sont la représentation de personnages réels : Hank (Nicholas Campbell), c’est Allen Ginsberg et Hans (Robert Silverman), c’est Jack Kerouac (à moins que ce ne soit le contraire), de la même façon que le couple homosexuel (chacun de son côté !) de Tom (Ian Holm) et Joan Frost (Judy Davis) sont Paul et Jane Bowles.
Dans l’exotique et cosmopolite Tanger, des Occidentaux, fascinés par la liberté des mœurs garçonnières viennent chercher un exutoire à leur homosexualité réprimée en Europe (il faut lire les récits de voyage d’André Gide, à ce propos) et se disputent les gitons très disponibles. William Lee y vient assigné à résidence par une sorte de voix intérieure qui prend, dans tous ses cauchemars, la figure d’un immonde cafard (ou cancrelat, si l’on préfère).
Dans la tête de tous les protagonistes, dans leurs têtes fêlées, ridicules et malades passent des dizaines, des centaines, des milliers de fantasmes. Des fantasmagories répugnantes ou quelquefois – rarement – grisantes. Est-ce que tout cela est une forme métaphorique de l’action d’écrire, de ce qu’elle arrache à ceux qui s’y donnent ? Je veux bien, mais je ne suis pas absolument persuadé que le passage par les drogues les plus dures soit le chemin le plus convaincant.
J’admets pourtant bien volontiers que la lutte avec la machine à écrire – avec les diverses marques de machines à écrire – est une métaphore satisfaisante du combat compliqué avec l’écriture que ceux qui pratiquent ce merveilleux vice connaissent bien. Et je suis de fait bien d’accord que c’est souvent l’écriture qui dicte la pensée, comme, dans le film, l’emploi de certaines formules suscite une réaction violente instantanée. Et donc que puissent se mêler, dans un cerveau percé de mille drogues et de mille abus sexuels, au milieu d’un Tanger interlope, fantasmé, refuge commode pour cerveaux torturés, des visions horribles et des abjections grouillantes.
Je n’ai rien contre les films qui instillent un malaise, si profond qu’il puisse être. Mais j’aime choisir mes dégoûts. Et ceux du Festin nu n’en font pas partie.