Adaptation infidèle, mais intéressante
J’ai lu beaucoup de bien de Meurtres, de Richard Pottier, un des rares rôles dramatiques de Fernandel qu’on a même qualifié , dans ce film, d‘exceptionnel. Mais ce n’est pas le seul exemple.
Nous avons déjà longuement glosé sur ce talent de qualité trop souvent cantonné dans des personnages de gugusses et de comiques troupiers, nous efforçant ici et là de tracer la liste de ses apparitions maîtrisées et, évidemment, pas dans le seul registre dramatique : la plupart des Pagnol, les deux premiers Don Camillo, L’auberge rouge et Fric-Frac d’Autant-Lara, Crésus de Jean Giono et quelques autres (comme L’armoire volante de Carlo Rim).
Mais dans le registre dramatique – il n’y a pas pléthore ! – j’ajouterais volontiers ce Fruit défendu, qui est un des premiers films d’Henri Verneuil, et qui se laisse voir avec beaucoup de plaisir, malgré d’assez violents défauts et des insuffisances plus graves encore.
Le fruit défendu est une adaptation – non : une transposition – d’un roman très noir de Georges Simenon qui s’appelle Lettre à mon juge, dans quoi le narrateur, condamné et incarcéré pour avoir assassiné sa maîtresse, conte le cheminement qui a conduit le paisible médecin qu’il était à se retrouver derrière les barreaux. Dans le film, outre que ça se passe à Arles et non à La Roche-sur-Yon (!) ça se termine plutôt bien, par le retour du mari volage dans les bras et le coeur de son épouse légitime. Ce happy end n’est pas vraiment ennuyeux, car l’atmosphère du film n’est pas poissarde et désespérée, mais marque bien clairement les limites du boulot de Verneuil. Car, évidemment, Arles et Fernandel ne sont pas des hasards.
Si l’artiste ni ne gesticule, ni ne grimace, ni ne se contorsionne, s’il fait tout ce qu’il peut pour donner de la substance à son personnage de Charles Pellegrin, médecin de campagne abandonné par sa femme avec deux petites filles et toujours flanqué de sa maman (l’impériale Sylvie, qui l’appelle Mon poussin, alors qu’il a quarante ans déjà), ça ne suffit pas toujours.
Épousant – de la façon qu’on appelait jadis un peu arrangée – une charmante veuve, Armande (Claude Nollier), distinguée, raffinée, pondérée, qui lui ouvre la porte de la bourgeoisie locale et prend garde à ses sous, il rencontre très inopinément une de ces jolies filles à la cuisse légère et à la cervelle de colibri qu’a joué, avec beaucoup de charme, toute une génération de vedettes antérieures à Bardot, de Martine Carol à Nicole Courcel, de Dany Robin à Brigitte Auber. Dans Le fruit défendu, c’est une des plus charmantes de ces diablesses qui s’y colle, c’est Françoise Arnoul.
Ce qui doit arriver arrive, et tutti quanti, jusqu’à ce happy end trop évident.
Mais ce n’est pas mal du tout, parce que le récit est bien mené, les situations pittoresques, la ville d’Arles extrêmement photogénique, et surtout parce que, outre le charme de Françoise Arnoul qui dévoile furtivement un sein pointu (amateurs mâteurs, ne vous laissez pas avoir par la jaquette de cet exploiteur de René Château : c’est vraiment très bref !), outre ce charme, il y a deux grandes comédiennes, donc.
La grande Sylvie, bien sûr, mère aussi abusive et presque aussi féroce que dans le Thérèse Raquin de Carné, et surtout Claude Nollier, dont je ne me lasse pas, à chaque fois que je la vois ou la découvre, d’admirer la beauté froide. Qu’elle soit la Comtesse de Toulouse-Lautrec dans Moulin rouge de John Huston, la glaciale Madame Duveyrier dans Pot-Bouille de Duvivier, elle est absolument parfaite dans la mesure, la distinction, l’élégance.
Et Fernandel, alors ? Ah ! Voilà peut-être un peu le problème ; n’ayant pas (encore) vu Meurtres, j’ignore comment je pourrais le jauger dans le film de Richard Pottier ; mais dans Le fruit défendu, sa présence me gêne un peu pour la bonne et simple raison que l’image qu’on a de lui – en ne gardant que celle du grand acteur comique – est si forte et si prégnante qu’elle est difficile à oublier.
Je sais bien que des comédiens comme Bourvil ont su, ici et là, transcender le personnage dans quoi ils étaient confinés, du Miroir à deux faces au Cercle rouge en passant par Les grandes gueules ; mais c’est une performance rare ! Je n’imagine pas que, même le voulant, Louis de Funès aurait pu jouer un mari bafoué, ou même un assassin froid…
Toujours est-il que, malgré la sobriété de son jeu, Fernandel détonne un peu dans ce Fruit défendu ; on n’échappe pas toujours à sa caricature…