Un palimpseste superbe
De temps en temps, comme les mythiques lemmings qui, dit-on, ressentent de façon désordonnée et hystérique une pulsion irrésistible à s’engloutir dans la mer malveillante, de temps en temps, des contemporains qui n’ont, de leur vie jamais éprouvé le besoin d’ouvrir un bouquin autrement que pour s’en faire un pare-soleil sur la plage, de temps en temps, donc, certains s’emparent de façon singulière d’un ouvrage dont on ne peut imaginer une seconde qu’ils le liront. Les plus anciens d’entre nous se souviendront que, vers 1970, il y a eu une sorte de folie furieuse adulatrice du côté d’un ouvrage savant de Jacques Monod, Prix Nobel de physique en 1965, qui s’intitulait Le hasard et la nécessité et qui est, me souffle Wikipédia , « un traité des avancées de la génétique et de la biologie moléculaire et de leur conséquences philosophiques ». Il était alors de bon ton d’arborer cet essai absolument illisible où les notions scientifiques du niveau d’une chaire du Collège de France cohabitaient avec une pensée philosophique puérile et hilarante (comme toujours lorsque les scientifiques prétendent se mêler de pensée – voir L’Homme, cet inconnu, d’Alexis Carrel, lui aussi Prix Nobel en son temps).
L’été 2006, il y a eu Les Bienveillantes qui a été, à toutes les terrasses de cafés médiocrement littéraires de la capitale (il en est encore) arboré comme un signe de reconnaissance pour »happy few » (comme disait mon cher Stendhal).
Et bien, en 1980, le gros livre qui recueillit l’admiration des cuistres, admiration d’autant plus passionnée qu’ils ne l’avaient pas lu, c’est précisément Le nom de la rose du fascinant et très gros Umberto Eco. Autant dire tout de suite que pour qui ne marque pas un vif intérêt pour les hérésies chrétiennes des 13ème et 14ème siècle, il est absolument inutile de se plonger dans ce lourd roman passionnant qui ne peut passionner que ceux qui trouvent un intérêt à ces questions-là et de la pertinence à ceux qui s’étripaient sur la question de savoir si le Christ possédait ou non la tunique qui fut jouée aux dés par les soldats romains au pied de la Croix.
Je suis de ceux-là, mais je n’en voudrais pour rien au monde faire un exemple et conseillerais plutôt de fuir ceux qui n’auraient pas la forme tordue de cerveau qui sied à de telles querelles.
En d’autres termes, Le nom de la rose m’a bien plu, parce que je me repais des querelles survenues entre Vaudois, Sociniens, Extatiques – tout ça, c’est de la chair hérétique – et de la subtilité des rôles nécessaires, mais différents, assignés aux Bénédictins, Franciscains et Dominicains, de la lutte séculaire entre tenants du Pape et de l’Empereur (Guelfes et Gibelins de Florence, par exemple, un peu plus tard).
Mais à part quelques cinglés dans mon genre, qui pouvait s’intéresser au Nom de la Rose si ce n’est un fou comme Annaud qui a compris immédiatement qu’il devait élaguer, simplifier, effacer, sublimer (au sens chimique du terme) les péripéties scolastiques et ne retenir que l’excellente aventure policière placée en sous-main par ce redoutablement habile Eco ?
Il ne faut donc chercher entre le gros bouquin dont plusieurs paragraphes sont écrits en latin (non traduit !) et le film auréolé d’une distribution internationale absolument aucun lien….
Ou plutôt, il faut, comme Annaud l’a dit quelque part, considérer le film comme un palimpseste où l’on retrouve, presque en transparence, et souvent en filigrane, quelques unes des lignes de force du livre. Qu’est-ce qu’un palimpseste ? Dans l’Antiquité, on appelait ainsi un manuscrit dont le scribe avait effacé le premier texte pour en écrire un autre, un parchemin que l’on avait gratté et tâché de rendre à nouveau vierge, mais sur quoi subsistaient des traces, quelquefois lisibles…
Et tel qu’il est, avec ce décor formidable de l’Abbaye, semblable à toutes celles où, pendant près de mille ans, toute la sagesse et le savoir du monde antique ont été patiemment recopiés par des êtres qui, sans toujours y comprendre quoi que ce soit accomplissaient, après les invasions barbares, l’humble tâche de passeurs et de transmetteurs, avec cette terrible et magnifique photographie d’un Moyen-Âge qui vivait à la fois dans le souvenir de la Grandeur presque mythique de l’Empire romain évanoui, et l’Espérance de la prochaine Fin des Temps, tel qu’il est, parcellaire, schématique, souvent complaisant, le film d’Annaud est un des plus poignants qui se puissent, même (et surtout peut-être) lorsqu’il s’éloigne du livre d’Eco et introduit, là où elle n’était pas dans le livre, dans le coeur d’Adso de Melck, le souvenir de la paysanne qui ne l’a pas détourné de son chemin, mais l’a marqué jusqu’à son dernier souffle…