Y‘a des cailloux sur toutes les routes.
Curieux bonhomme, tout de même, cet Alain Cavalier, parti pour faire une carrière à la fois brillante et lisse de réalisateur d’un cinéma français assez classique, au gré de films à résonances politiques (Le combat dans l’île – 1962), policières (Mise à sac – 1967), littéraires (La chamade – 1968) – tout cela très bien troussé – et qui bifurque à un moment donné, après un long silence, en 1976, vers tout autre chose, vers Le plein de super. Ce n’est pas encore le cinéma expérimental qu’il arpentera bien plus tard, avec Libera me (1993) ou Le filmeur (2004) où le réalisateur restreint de plus en plus le spectacle, jusqu’à tourner seul, avec une seule caméra vidéo. Ça n’a pas quoi que ce soit à voir avec le miraculeux Thérèse de 1986 ou avec les délicieux 24 portraits artisans de 2006.
Le plein de super pourrait aussi s’intituler Un étrange voyage, si un film du même Cavalier, tourné cinq ans plus tard, avec Jean Rochefort et Camille de Casabianca (sa propre fille), d’un esprit un peu similaire, ne portait déjà ce titre.
Le scénario pourrait tenir sur un ticket de métro : l’employé d’un garage lillois, Klouk (Bernard Crombey), marié, père de famille plutôt rangé doit convoyer vers la Côte d’Azur l’immense station-wagon Chevrolet d’un client. Il embarque dans son périple son ami Philippe (Xavier Saint-Macary), infirmier à la sexualité ambiguë. Plutôt contraints par les événements et la marche des choses, sans le vouloir et malgré eux, ils sont squattés par deux parasites désargentés, désinvoltes et indifférents, Daniel (Patrick Bouchitey) qui vient de se faire larguer par Marie (Valérie Quennessen) et Charles (Étienne Chicot, brillant), abandonné on ne sait quand par sa femme Agathe (Béatrice Agenin) qui a emmené avec elle leur petit garçon du côté d’Aix-en-Provence.
C’est tout ; un road-movie, comme on dit ? Peut-être, mais à peine aventureux ; il se passe finalement bien peu de choses, simplement ce qui peut arriver à tout homme qui passe un peu plus de 24 heures avec trois copains sur un long cheminement d’autoroutes. S’arrêter pour pisser, pour boire un café, pour se détendre, engager la conversation avec une jolie voyageuse, essayer de joindre au téléphone celle qu’on a laissé derrière et qu’on enquiquine en la réveillant, se raconter, entre mecs, des tas de cochonneries en ricanant, acheter à Montélimar une borne kilométrique pleine de nougats… Qui n’a pas fait ça, ou quelque chose d’analogue ? Les cent aventures du voyage…
J’exagère à peine : je ne suis pas certain qu’il soit si banal que ça de se prostituer à demi (à demi, j’insiste), comme le fait Philippe dans une chambre de motel sans avoir une certaine disposition à ça et je ne crois pas qu’on puisse dévaster la chambre de son ex-femme jusqu’à souiller son lit, comme le fait Charles, sans avoir une araignée dans le placard. Mais tels que sont les personnages, leurs failles et leurs secrets, ça vient tout à fait comme il faut.
Les quatre types sont dérangeants, c’est vrai, au delà de leurs surfaces visibles : rien de vraiment affreux, bien sûr : ce ne sont ni des assassins en puissance, ni des pervers polymorphes, ni des bandits de grand chemin ; simplement chacun vit avec son petit tas de boue secret, avec son inquiétude et son angoisse et on ne sait pas trop ce qu’ils voient de leur avenir, s’il veulent même y songer. Et c’est peut-être préférable.
Alain Cavalier filme cela très simplement, souvent la caméra à l’épaule et en son direct. Guère d’artifice, mais un sens très sûr de la durée : aucune séquence n’est superflue et chacune dispose de la durée qui convient. C’est du cinéma qui peut ne pas plaire mais qu’il serait absurde de traiter par dessous la jambe.