Très bien, très noir…
Le sang à la tête est sans doute une des meilleures adaptations au cinéma de l’univers noirâtre de Georges Simenon, un de ceux où est la plus respectée, en tout cas, la lucidité entomologique de l’écrivain, même s’il y a quelques notables différences avec le roman originel. Outre que le livre, qui s’intitule Le fils Cardinaud, se passe aux Sables d’Olonne, et non à La Rochelle et que le personnage principal se prénomme Hubert, et non François, c’est bien un ancien débardeur du port qui, à force de travail s’est élevé dans l’échelle sociale mais il n’est, en quelque sorte, qu’un employé supérieur et les questions d’argent sont pesantes dans ses soucis.
Dans le film, Cardinaud (Jean Gabin) occupe une position de fortune considérable, jusqu’à devenir l’associé des gros mareyeurs Mandine, Hubert (Henri Crémieux) et Charles (Léonce Corne), gluants bourgeois papelards, flemmards, vicelards, dont la nullité égoïste fait songer aux Lyonnais d’Un revenant et, en fait, d’être le véritable patron de l’affaire. Sa prospérité bourgeoise est éclatante et son poids sur l’activité du port est considérable. En quelques séquences rapides et efficaces, dans les dix premières minutes du film de Gilles Grangier les rôles respectifs des uns et des autres sont posés, le milieu très modeste dont est issu Cardinaud présenté ainsi que la jungle miasmatique dans quoi il aurait pu demeurer.
C’est tout de suite très prenant, très bien observé : l’ennui terrifiant des dimanches dans la bonne société de province : le passage à la pâtisserie dès la sortie de la messe, l’apéritif dans le grand café cossu avant le repas qui précédera une promenade sous la charmille ou une séance de cinéma. Dans ce rituel bien huilé et ennuyeux comme la pluie de novembre, il y a ce jour-là un sérieux accroc : Marthe Cardinaud (Monique Mélinand), épouse et mère d’apparence irréprochable, n’est pas là au déjeuner, ne revient pas de l’après-midi, ne rentre pas de la nuit. Elle s’est laissé séduire par un ancien petit copain des années de dèche, Mimile Babin (José Quaglio), sale voyou, fils de Titine (Georgette Anys) et frère de Raymonde (Claude Sylvain) qui, l’une retirée de l’extase tarifée, et l’autre en pleine activité, se prostituent pour trois fois rien.
Tout cela se sait très vite, du haut en bas de La Rochelle ; tout le monde jase, tout le monde se moque de Cardinaud dont l’éclatante réussite a suscité des torrents de jalousies et de frustrations. Vingt ans de succès continus ont créé un mur de haine. Rien que de normal, après tout.
Mais Cardinaud est un obstiné, dur au mal. Reprendre sa femme, bien sûr. Mais davantage encore rester debout, ne pas s’effondrer devant le sarcasme. D’abord résister aux tentatives de Mademoiselle (Renée Faure), l’institutrice des enfants, qui aimerait bien profiter de l’absence de l’épouse (Pourquoi croyez-vous que je vous paye ? Pour vous occuper des enfants, pas pour vous en faire un !). Puis aller rechercher la femme infidèle, qui, en fait, ne demande que ça. Ce n’est pas très glorieux et les dimanches suivants, on le devine (malgré le trop suave happy end obligatoire au cinéma de l’époque) seront semblables à tous les dimanches passés : la messe, la pâtisserie, l’apéritif, le gigot, la promenade. Mais on n’est pas obligé d’être héroïque tous les jours.
On le voit, ce n’est pas très gai. Mais Simenon ne l’était pas. Et lui, l’homme obsédé par les femmes parce qu’il ne comprenait pas pourquoi elles étaient tant et tant différentes des hommes, a écrit dans la même année 1952 Le fils Cardinaud et La vérité sur Bébé Donge, l’un et l’autre roman aussi noirs et sans perspectives…
Toujours est-il que Le sang à la tête, aux ellipses narratives remarquables, porte la lourde pesanteur du mystère des vies grises. La distribution tout entière est excellente, Gabin marmoréen, Monique Mélinand (qui fut le grand amour de Louis Jouvet) bien belle et tous les seconds rôles merveilleux de la grande époque du cinéma français.