Le sang des bêtes

Régalons-nous !

J’ai entendu dire à la radio aujourd’hui qu’il est envisagé d’interdire les tapis nappés d’une glu très forte, sur quoi on pose un appât, dispositif qui permet d’éliminer les souris. Un moyen beaucoup plus efficace que la traditionnelle tapette pour se débarrasser de ces satanés rongeurs qui infestent les appartements ; nous nous sommes réjouis, ma femme et moi, cette année passée de constater la mort de trois bestioles, la dernière il n’y a pas huit jours. Mais, naturellement, on imagine volontiers que l’animal met quelque temps de passer de vie à trépas. Donc, de lumineux amis des bêtes – de ceux qui habituellement se fichent des razzias de Boko Haram dans le Sahel, des persécutions de chrétiens aux Proche et Extrême Orient, des assassinats continuels des favelas de Rio et des braves gens du Mexique – se préoccupent du sort des rongeurs. Grand bien leur fasse. Il s’est trouvé une dame adjointe au Maire de Paris pour prier que l’on nomme surmulots les immondes rats qui ont envahi la plus belle ville du monde, le terme rat apparaissant stigmatisant.

Je l’ai souvent écrit, je ne suis pas ennemi des bêtes, me régalant de leurs multiples saveurs et pensant, avec les meilleurs spécialistes, qu’un animal sera d’autant meilleur à déguster qu’il aura passé une existence paisible avant d’être sacrifié à notre appétit. Mais je dois bien dire, après avoir vu Le sang des bêtes que je ne suis pas mécontent que les moyens de tournage de 1949 n’aient pas permis qu’il fût tourné en couleurs. Car je ne fais pas partie des robustes générations qui n’avaient pas le moindre état d’âme dès qu’il s’agissait de tordre le cou à un poulet ou à faire sauter l’œil d’un lapin. Je suis un citadin, bien éloigné des réalités campagnardes, beaucoup plus que ne le sont les robustes tueurs de bestiaux que Georges Franju présente dans son film fascinant.

Que voit-on dans Le sang des bêtes ? Deux abattoirs : celui de Vaugirard, dédié aux chevaux, celui de La Villette, avec les bovins et les moutons. Dans les deux endroits, des hommes rudes et sans soucis : on tue, on égorge, on racle la peau, on récupère tout ce qui peut l’être ; on vit dans une sorte de buée sanglante, les pieds dans une boue faite de caillots, d’esquilles d’os, de morceaux de viscères, de tas de trucs un peu dégoûtants. Dans les deux sites, des mecs robustes la clope au bec qui ne se posent pas de questions et qui, assomment, égorgent, saignent, éviscèrent, dépouillent les carcasses. L’un d’entre eux, à Vaugirard, à la suite d’une mauvaise manœuvre pour racler les peaux, s’est ouvert l’artère fémorale et a dû être amputé. Ça ne l’a pas empêché de revenir à l’abattoir, muni de sa jambe de bois. J’ajoute que l’on contait jadis que, devant Vaugirard, il y avait, chaque matin, des gens – notamment des enfants anémiques – qui venaient boire un verre de sang chaud… Autres temps…

1949. Un autre monde : j’avais deux ans, mon père en avait quarante : ceci ne s’est pas passé si loin que ça, de mon point de vue ; mais un monde autre a surgi. Dans toutes les vidéos exportées par la vertueuse association L214 qui mène un combat contre le foie gras, l’élevage, la consommation de viande et tout le toutim, il n’y a pas le quart du tiers de la violence inconsciente du film de Franju. Nos adolescents d’aujourd’hui qui se croient traumatisés dès que la moindre violence envahit leur paysage mental devraient regarder le film : ils se rendraient compte que leurs arrière-grands-pères effectuaient placidement leur boulot, avec une bien grande capacité technique : il y a une belle technicité dans les gestes de tous ces simples ouvriers qui travaillent.

Travail ! Voilà le grand mot lâché ! Les petits marquis que nous sommes se voilent la face devant la réalité ; ce n’est très joli, ce boulot de tueur de bêtes ? Celui de vidangeur est-il plus gracieux ? Et celui de ceux qui torchent les vieillards dans les EPHAD ? Et tant d’autres ?

Sur une musique de Joseph Kosma, voilà un film où coule le sang, où l’on patauge dans la sanie. Ainsi va le monde, Mossieur ! Il tourne Mossieur ! (François Billetdoux).

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