L’évidence numérique
J’ai regardé, il y a peu, un bout du Ben-Hur de 1925 (un peu, parce que le muet n’est vraiment pas mon truc !) ; il y a quelques mois, le Cléopâtre de Mankiewicz ; que ce soit en 25 ou en 63, le figurant n’était pas employé avec parcimonie et les scènes de foule n’avaient pas l’aspect miteux qu’on retrouve quelquefois sur des projections fauchées de l’époque antérieure aux effets spéciaux numériques.
Pour autant, est-ce qu’une adaptation aussi démesurée que celle de l’oeuvre majeure de Tolkien aurait été possible sans l’appui fabuleux de la technique moderne ? Au tout début du Seigneur des anneaux a lieu la bataille initiale, où est tranché par Isildur le doigt de Sauron : quand se découvre, dans un large panoramique, le paysage immense où se pressent des nuées de combattants, dès ces premières images, on sait que Peter Jackson ne peut que gagner son pari, là où le plus inspiré des réalisateurs hollywoodiens de grand spectacle, Cecil B. DeMille ou David Lean, aurait, malgré tout son talent, pataugé.
Et, en tout cas, ne se serait pas risqué ! Lisant pour la première fois, en 1973, la trilogie du Seigneur des anneaux, dans l’édition Balland, j’étais à mille lieux d’imaginer qu’un jour un metteur en scène assez fou aurait l’ambition d’adapter à l’écran l’inadaptable foisonnement mythologique des Elfes et des Hobbits… A la limite pouvait-on concevoir qu’on saurait tirer quelque chose de l’aventure de Bilbo, ce conte pour enfants où dans le sable trouble d’une rivière, celui-ci trouve l’anneau magique égaré par Gollum… Mais le maître-livre, sombre et romanesque, ses dizaines de personnages importants, ses histoires compliquées, et tout cela avec le souffle nécessaire pour que les grands mouvements de masse ne soient pas trop mesquinement représentés !
Un dessin animé de Ralph Bakshi, par ailleurs auteur du curieux et cradingue Fritz the Cat avait bien tenté, en 1978, de restituer la puissance sismique de l’oeuvre de Tolkien ; mais, malgré ses 132 minutes, il avait fallu bien trop condenser les péripéties pour qu’elles demeurent crédibles ; et puis, qu’on le veuille ou non, un dessin animé (surtout à cette époque où le nom de « manga » était inconnu), ça faisait trop penser aux jolies histoires de Walt Disney pour que l’aspect démoniaque de l’histoire puisse être transmis…
L’idée majeure de Peter Jackson a été, il me semble, de traiter ce roman fleuve comme il le méritait, en prenant son temps, en ne supprimant que ce qui n’était pas indispensable, personnages (Tom Bombadill) ou anecdotes, et en prenant le parti de ne pas éviter longueurs ou épisodes plus faibles : il y a peu de doutes que le deuxième volet de sa trilogie, Les deux tours soit le plus faible de la série, parce que les personnages sont enfouis dans l’action…alors que, dans le troisième, outre le bouquet final de la dernière bataille, il y a toute la puissance des enjeux, pour chacun des protagonistes, et, en premier lieu, le combat de Froddon contre la tentation…
Il est dommage, donc, que je n’aie pu placer dans ma liste des « films préférés » la globalité de la trilogie, qui n’est qu’un seul ouvrage ; mais puisqu’il a fallu choisir, j’ai retenu le premier, à cause de sa fraîcheur, de ses fréquentes gaietés, de ses scènes horribles (les rois fantômes, mais aussi toutes les scènes dans la Moria – qui sont également un des sommets du livre – ) et de l’émerveillement immédiat ressenti dès la première vision…