Comment se débarrasser du Docteur Lecter ?
Meilleur est le méchant, meilleur est film. L’axiome d’Alfred Hitchcock ne souffre guère d’exceptions et il est, dans Le silence des agneaux, confirmé au delà de ce que l’on imaginait possible. D’autant que le méchant, Hannibal Lecter, (Anthony Hopkins) est encore plus rare et plus intéressant que tous ses congénères en horreur en parvenant, d’une certaine façon, à séduire le spectateur, tant il le fascine, comme il fascine et séduit Clarice Starling (Jodie Foster), avec qui il entretient une relation affective à la fois chaste, incestueuse et charnelle.
Lecter est ensorcelant, c’est une affaire entendue. Le serait-il davantage si l’on entrait un peu dans sa tête, dans sa personnalité, dans son passé, comme on entre dans celle de Clarice ? Si on suivait le cours de ses pensées, comme on le fait avec l’Alex d’Orange mécanique de Stanley Kubrick, autre pervers parfaitement assumé ? Ce n’est pas certain, tant nous avons besoin aussi du mystère pour ne pas perdre pied devant certaines régions de notre inconscient.
Mais sa présence à l’écran (19 minutes, en tout et pour tout, a-t-on calculé) et davantage encore son absence ne posent-elles pas les limites du film de Jonathan Demme, si époustouflant dans ses deux premiers tiers, jusqu’à l’évasion sanguinolente de Lecter, si relativement banal ensuite lors de la traque finale et de la capture de Buffalo Bill (Ted Levine) ? Sans doute ce psychopathe-là est-il monstrueux et abominable et les séquences dans la cave hautement morbides. Mais enfin Buffalo Bill apparaît surtout comme un fou gravement perturbé, un peu comme le Norman Bates de Psychose, à la structure mentale infiniment moins complexe que celle de Lecter, à qui une intelligence supérieure, une distinction, une culture, un raffinement extrêmes donnent un autre poids, une autre résonance…
On peut toutefois estimer que le réalisateur (et l’écrivain Thomas Harris ?) ont eu raison d’articuler le récit autour de Clarice, celui-ci risquant de devenir insupportable s’il était davantage axé sur le personnage de Lecter. Il y a dans certaines horreurs un degré d’insupportabilité en fonction directe de l’intelligence du meurtrier ; c’est ainsi que je ne peux imaginer un instant qu’on puisse tirer un film admissible sur l’histoire du Cannibale de Rothenburg et de ses victimes consentantes (voir votre Wikipedia habituel, article Armin Meiwes). Et pourtant la chose a été faite et assez réussie (Confession d’un cannibale de Martin Weisz, en 2006).
Je ne suis pas plus féru que ça de psychanalyse mais je peux bien concevoir combien il doit être voluptueux pour un esprit aussi pervers que celui du Docteur Lecter de dénuder jusqu’aux tréfonds de l’âme la personnalité de l’agent Starling. Toujours est-il que les deux personnages ont trouvé en Jodie Foster et Anthony Hopkins leurs incarnations idéales, au point qu’on n’imagine pas aujourd’hui qu’on puisse tirer un remake du film. Je sais que Ridley Scott s’est essayé de donner une suite au Silence des agneaux ; malgré la photogénie extrême de Florence, où Lecter s’est réfugié et se dissimule, c’est un film assez raté, en grande partie parce que le rôle de Clarice est interprété par Julianne Moore et que ça ne fonctionne plus…
Donnons donc à Jonathan Demme le mérite d’avoir réalisé un très grand film malsain, de ne jamais perdre le fil de son sujet, malgré sa complexité, et d’avoir tourné cela dans une atmosphère et des lumières vert-jaune particulièrement troubles. On ne visionne jamais ce film sans ressentir une forme de malaise, ce qui est le moindre qu’on puisse espérer avec un tel sujet…