Les dessous de cartes d’une partie de whist.
C’est curieux, j’ai l’impression qu’on ne parle plus guère, pour ainsi dire plus du tout de ce long film qui fut pourtant un grand succès mondial et qui remporta cinq Oscars. Il est vrai qu’avec Jules Verne, l’auteur français le plus traduit et dont l’œuvre est la plus adaptée dans le monde, on jouait gagnant à tous les coups. Si Le tour du monde en 80 jours, en 1957 n’a pas connu le même triomphe que Vingt mille lieues sous les mers de Richard Fleischer en 1955 et que Michel Strogoff de Carmine Gallone en 1956, qui ont attiré respectivement près de 10 et de 7 millions de spectateurs, le film de Michael Anderson a très bien tenu son rang au box-office français, il est vrai cette année dominé par Le pont de la rivière Kwaï de David Lean et par Sissi d’Ernst Marischka : des mammouths.
En sus de l’envie que l’on avait de découvrir l’adaptation donnée d’un roman merveilleux que tous les enfants et tous les grands avaient lu, Le tour du monde aiguisait l’intérêt par deux singularités amplement mises en avant par la publicité. D’abord un tournage dans un nouveau procédé technique, le Todd-Ao, censé offrir une image encore plus grande que celle du Cinémascope pourtant tout récent et de mieux respecter les couleurs. Puis la présence de très nombreuses vedettes mondiales dont on se répétait les noms avec délectation. Et cela même si on ne les connaissait alors pas toutes.
De ce côté-là, on n’est pas déçu en revoyant le film qu’on a admiré à sa sortie, il y a près de 65 ans. Il y a des apparitions qui ne durent que quelques secondes, mais qui sont bien amusantes et font, en quelque sorte, un clin d’œil au spectateur : Fernandel, Martine Carol, Charles Boyer, Marlene Dietrich, Frank Sinatra… Ceux-là, le petit garçon de dix ans qu’on était, déjà bien frotté de cinéma, les reconnaissait. Et aujourd’hui, il peut bien ajouter à la liste de ces étoiles très filantes Peter Lorre, Buster Keaton, George Raft, Trevor Howard… et découvrir que le matador principal de la corrida (épisode long, inutile et qui d’ailleurs ne figure pas dans le roman) est Luis Miguel Dominguin, peut-être le plus grand depuis Manolete, grand séducteur (Ava Gardner, Maria Félix, Lauren Bacall, Lana Turner, Rita Hayworth et j’en passe quelques centaines). Peu de choses à dire de Shirley MacLaine qui interpréte la jeune femme indispensable à l’intrigue : elle n’avait alors aucune importance.
Le choix de David Niven pour incarner Phileas Fogg ne se discute pas. Maniaque, glacial, obsédé d’exactitude, confit dans ses habitudes – en un mot excentrique comme seuls les Britanniques savent l’être -, merveilleusement séduisant, Niven est parfait. Mais je m’étonne encore après tant d’années que le producteur Mike Todd ait choisi, pour incarner Jean Passepartout, allègre, débrouillard, courageux, amateur de jolies filles un histrion mexicain nommé Cantinflas, qui a confiné sa notoriété dans son pays. Pourquoi n’avoir pas choisi un de ces acteurs français des années 50 gais, spirituels, fantaisistes… Robert Lamoureux était peut-être alors un peu âgé pour le rôle, Jean-Pierre Cassel un peu jeune, mais Philippe Nicaud aurait été parfait…
Bon, tous ces souvenirs perdus énoncés, que penser de ce très long (près de 3 heures) film assez bien rythmé et très agréable à suivre ? Qu’il est d’abord un bien beau livre d’images, utilisant de très importants moyens techniques pour montrer des scènes, des paysages, des aventures où Fogg, qui pense que l’imprévu ne doit pas exister et qui règle sa vie sur une exactitude glacée se trouve confronté aux dix mille manières qu’a l’aventure de survenir. À y bien songer, il ne pouvait sans doute pas avoir grand chose de pire, pour un gentleman membre du très sélect Reform club, temple victorien de la bienséance et de l‘understatement, seulement préoccupé des méandres du jeu de whist, à se retrouver, à la suite, d’un pari, projeté dans la barbarie ; barbarie qui commence, tous les Anglais vous le diront, dès l’autre côté du Channel.
Ce que Jules Verne a écrit, mi-moqueur, mi-admiratif, sur nos étranges congénères insulaires est plutôt bien transcrit dans le film ; il n’est pas impossible d’y trouver quelques longueurs, quelques rôles un peu forcés, comme celui du policier Fix (Robert Newton), qui est persuadé que Phileas Fogg est l’homme qui quelques jours avant le défi lancé a cambriolé la Banque d’Angleterre. Mais c’est très bien mené.
Et naturellement la surprise finale – pour les rares benêts qui n’auraient pas lu le roman – du gain d’une journée grâce au passage de la ligne de changement de date ; je n’y comprenais pas grand chose à l’époque, à peine davantage aujourd’hui mais je suis bien content que le gentleman ait gagné son pari.