Il faut beaucoup de détermination pour résister à la fascination qu’exerce toujours Le vieux fusil, qui est un des films les plus émouvants qui se puissent et où, immanquablement, à la fin, la représentation figée du bonheur, sur la musique enchantée de François de Roubaix, fait monter les larmes aux yeux. Cet arrêt sur l’image où la famille Dandieu, accompagnée du chien Marcel, pédale en riant sur une route de campagne, et qui reprend et boucle le générique est une des séquences les plus poignantes de mon large passé de spectateur.
Je ne connais pas grand monde qui ne se soit laissé prendre à la magie triste du Vieux fusil, à cette histoire impeccable d’un grand amour mêlé à l’Histoire tout court, l’Histoire tueuse de cette fin de printemps 1944 où rien n’est encore vraiment gagné pour la Liberté, mais où tout est perdu pour la Barbarie ; on sent, on perçoit d’emblée la panique qui a saisi les Allemands, les miliciens, les affairistes ; on voit cela mieux encore dans Lacombe Lucien, qui est un film plus distancié, moins romanesque, moins pathétique que Le vieux fusil, qui côtoie souvent la grandiloquence sans jamais vraiment y tomber.
Car c’est là vraiment le miracle : que sur un sujet aussi émouvant, Enrico parvienne à n’être pas mélodramatique et, si on veut, puisse arracher les larmes sans être larmoyant. Sans doute est-ce dû au rythme efficace de l’action vengeresse de Dandieu, à la chasse obstinée qu’il mène contre les assassins de sa femme et de sa fille, à la sauvagerie qu’il adopte désormais, à l’instar de celle des tueurs (ainsi les deux soldats qu’il noie de sang-froid dans une fosse qu’il inonde). Ce brave homme un peu mou, chirurgien de talent, bourgeois classique de province, un peu couard, un peu égoïste (à tout le moins centré sur son propre sort) qui n’attend que la proche fin de la guerre pour se réinstaller ans le bonheur paisible de sa respectabilité devient un vrai fauve à la vue immédiate de sa fille tuée, de sa femme carbonisée par un misérable ramassis de soldats rendus fous par l’évidente déroute.
À dire vrai, Robert Enrico n’a pas fait dans la nuance, et les tueurs n’ont pas la moindre substance qui pourrait expliquer leur sauvagerie, ou même donner un indice : on ne sait pas pourquoi la brutalité s’est déchaînée dans le village : coup de main de la Résistance ? attentat ? moment de folie causé par la peur devant l’hostilité des habitants ? habitudes de sauvagerie prises durant les années de guerre ? Le retour à l’animalité primitive est si facile, surtout lorsque la pression du groupe, la concurrence dans l’inhumanité s’accentue…
Ce qui touche le plus, dans le film, ce sont les retours en arrière qui ponctuent la chasse aux hommes, qui dévoilent graduellement tout ce que Dandieu a perdu, alors que son bonheur n’avait pas été si facile à gagner ; très habilement, Enrico dévoile l‘évidence de Clara, son rayonnement, la façon dont elle s’est installée dans le paysage de la province, alors qu’elle est si évidemment venue de loin, de Paris au moins, et peut-être davantage, d’on ne sait où, qu’elle fait irruption, un soir à la Closerie des lilas sans qu’on sache qui elle est, quelle vie elle a eue auparavant, amenée par François (admirable Jean Bouise qu’on n’a, il est vrai, jamais vu mauvais). Dandieu a été marié ; sans doute a-t-il souffert de l’abandon de sa femme, mais on n’imagine pas qu’il ait pu aimer avec autant de force que celle qu’il découvre, ébloui, avec Clara.
J’ai dit combien Jean Bouise, l’ami patient et fidèle était très bien ; la mère de Dandieu, c’est la fragile beauté passée de Madeleine Ozeray, la Jeannette fascinée par Saint-Clair (Louis Jouvet) de La fin du jour ; et puis, dans les rôles principaux, Philippe Noiret et Romy Schneider sont absolument bluffants, faisant vivre leur improbable histoire avec une force qu’on n’oublie pas…