Et pendant qu’Antonio Ricci (Lamberto Maggiorani) court désespérément, douloureusement dans toute la ville, avec Bruno (Enzo Staiola), son pauvre petit garçon tendre et triste, le monde ne s’arrête pas. La vie de Rome tourne ; séminaristes allemands, supporters de football, quidams qui regardent le sauvetage d’un garçon qui a failli se noyer dans le Tibre, putains en train de déjeuner, voyante qui exploite la crédulité des imbéciles, vieux saligaud cauteleux qui offre à Bruno une sonnette de vélo sur le marché de plein vent de la plazza Vittoria, réunion de cellule du Parti communiste, routine indifférente du commissariat, restaurant où l’on vient déjeuner le dimanche en famille…
La grande force, la puissance intelligente du Voleur de bicyclette, c’est bien le brouhaha du monde autour de ce brave type insignifiant englué dans la pauvreté. Pauvreté qui n’est pas tout à fait la misère noire des gamins de Sciuscia ou des habitants du bidonville de Miracle à Milan mais plutôt la grande, la très grande gêne ; comme Umberto D, Antonio pourrait presque s’en sortir et sortir sa famille de la mouise : le salaire fixe, les heures supplémentaires, les primes… une sorte de rêve doré à portée de main.
Le titre italien, Ladri di biciclette, me souffle Wikipédia, est un pluriel : Les voleurs de bicyclettes ; ce qui ouvre évidemment le sens que Vittorio De Sica veut donner à son film. Tout le monde est pris à la gorge. Et, comme d’habitude, il n’y a ni révolte, ni pamphlet, ni esquisse de solution. La cellule communiste fait sûrement ce qu’elle peut, les dames des bonnes œuvres le font aussi, tout ce monde là est un peu ridicule mais compatissant et sans doute nécessaire. Il n’empêche que les pauvres restent les pauvres, qu’ils dorment dans de pauvres draps usés de pauvres (jusqu’à ce qu’ils les mettent en gage), qu’ils essayent d’arnaquer d’autres pauvres et que la terre continue de tourner. Et qu’il faut peut-être regarder davantage le geste du type à qui Antonio a tenté de voler sa bicyclette, sa compassion, sa pitié, sa charité, finalement.
Dans Miracle à Milan, qui est une fable bouleversante, mais qui est une fable, les pauvres s’envolaient pour le Paradis, leur seul vrai refuge. Sentiment d’impuissance ou plutôt certitude qu’il n’y a pas de solution humaine ? Va savoir !
Antonio Ricci, le père humilié, rentre chez lui, larmes rentrées, en serrant bien fort la main de son petit garçon. Il se perd dans la foule indifférente. On ne sait pas ce qu’il va devenir. Peut-être dans quelque temps, le miracle économique va lui permettre de monter dans le train…
Je ne crois pas qu’il y ait film à la fois plus bouleversant et plus digne, plus noble, plus respectueux des êtres que Le voleur de bicyclette.