Les esprits grincheux pourront bien avancer que les films féeriques qui mettent en scène Fred Astaire et Ginger Rogers étaient des paravents commodes pour dissimuler au monde que les États-Unis connaissaient, depuis novembre 1929, une crise épouvantable dont ils ne sortiraient que grâce à la guerre ; les puristes se moquer des scénarios funambulesques et invraisemblables des comédies musicales ; les penseurs profonds déplorer que le genre ne présente – ou presque – que des gens favorisés par la Fortune, riches et beaux, qui vivent une vie qui n’a rien de commun avec les tristes réalités ; les esprits forts se gausser que, à des moments donnés et fréquents, le récit s’interrompe pour laisser la place à une séquence chantée ou dansée.
Personne n’aura tort là-dessus, mais finalement qu’est-ce que ça peut faire quand c’est aussi réussi ? Voici une des dernières réalisations où les deux magiciens sont réunis. Après Amanda et La grande farandole, qui n’ont pas laissé grandes traces, ils se sépareront, avant de se retrouver, un peu furtivement dans Entrons dans la danse. La guerre est finie.
Mais en 1937, c’est le moment des pleines merveilles ; de la légèreté, de la fantaisie, de la grâce. Comme de coutume, le scénario n’a pas beaucoup d’importance, bien qu’il soit, pour une fois, un peu davantage élaboré que de coutume. Le danseur étoile Petrov (Fred Astaire, bien sûr) est issu d’un patelin des États-Unis mais est affublé d’une identité et d’un pseudonyme russes pour des questions de marketing. Pourquoi cela ? Sans doute du fait de la réputation des ballets du Bolchoï, mais aussi sans doute d’une certaine fascination inquiète du pays pour les immenses terres qui sont alors sous la main de Staline : deux ans plus tard, ce sera Ninotchka d’Ernest Lubitsch (et vingt ans après la bien mieux réussie Belle de Moscou de Rouben Mamoulian). Mais finalement cet apparent clivage n’a aucune espèce d’importance.
Petrov/Astaire, en tournée à Paris est séduit, sans la connaître, grâce à de simples photos, par Linda Keene/Rogers qui, parallèlement, anime une tournée de danses modernes. Conter comment les deux vedettes vont peu à peu s’approcher, se méfier l’une de l’autre, s’amadouer, se séduire, se repousser, nier leur mutuelle attirance, élaborer des constructions invraisemblables pour repousser les évidences, pour finalement se retrouver et, comme il se doit, s’aimer, est au dessus de mes forces. Disons simplement que le scénario, plein de retournements de situation, n’est pas mal construit, malgré son côté théâtral et ses clins d’œil vaudevillesques ; je l’ai dit déjà, c’est la loi du genre ou presque. On admet bien volontiers que l’affaire, si mal engagée à certains instants qu’elle semble être, s’achèvera sur le triomphe de l’amour et le bonheur des protagonistes.
Peu importe ; la musique, écrite par les frères George et Ira Gershwin est une des meilleures compositions de comédies musicales ; et la chanson They can’t take that away from me est un des standards les plus notoires qui se puisse ; mais il y a aussi plein de nouveautés, d’inventivités : la danse d’Astaire dans la chaufferie du paquebot qui le ramène en Amérique et où il joue avec les chaudières, les compresseurs, les pistons gigantesques est magnifique ; superbes aussi tous les numéros de claquettes et en particulier celui où les deux virtuoses sont munis de patins à roulettes. En fait chaque numéro – et, Dieu merci ! ils sont nombreux -, est une séquence de grâce.
Il existe des amateurs de cinéma qui n’apprécient pas cette forme particulière de divertissement qu’est la comédie musicale ; rien n’est pourtant plus propice, au milieu des grises actualités qui sont notre lot commun, pour nous entraîner sur des ailes enchantées.