Années fortunées…
Je n’ai rien contre Jurassic park, Matrix et tous les films à effets spéciaux éblouissants et à histoires compliquées (et tout à la fois naïves), mais tout de même, le cinéma de Sautet, c’est autre chose…
Un homme pense qu’il va quitter une femme qui l’aime parce qu’il croit ne plus l’aimer. Il se ravise. Il se tue en voiture. C’est tout, et c’est magnifique et bouleversant, même si l’épure aurait pu être plus parfaite encore (un peu trop romanesque, à mon goût, l’idée de Catherine (Léa Massari), la femme de Pierre (Michel Piccoli) jetant la lettre de rupture écrite à Hélène (Romy Schneider), exécutant, en quelque sorte, la volonté réelle de son mari). L’histoire, tirée d’un roman de Paul Guimard, bien oublié aujourd’hui est minimale et suffisante…
C’est très simple, mais le foisonnement des si extraordinairement prospères années Pompidou est là, dans le fracas des chantiers ouverts partout, d’une France qui se transforme à toute allure, tout en fumant des tonnes de cigarettes (je ne crois pas avoir vu autant fumer dans un film : à chaque plan sur lui, Pierre allume une clope ; et il n’est pas le seul).
Monde qui bouge et qui se jette dans une forme de modernité et de course à la consommation, sans beaucoup d’autre souci qu’un Enrichissez-vous ! qui, curieusement, reproduit, presque un siècle et demi plus tard, le mot d’ordre louis-philippard (en fait, le mot est de Guizot) de la Monarchie de Juillet. (La comparaison est moins absurde qu’il y paraît : il y a une certaine analogie entre la France lassée par les guerres de la Révolution et de l’Empire se jetant dans la société industrielle et la France qui en a terminé avec les aventures coloniales, mais aussi la tension orgueilleuse du gaullisme et qui veut profiter de la vie et de ses sous).
France en mutation, et pourtant déjà très lointaine : outre le tabac, omniprésent, voyez ces routes nationales très fréquentées (la liaison autoroutière intégrale Paris-Lyon n’est bouclée qu’en 1971), l’absence de ceintures de sécurité dans les voitures, le papier carbone qu’on utilise pour dupliquer la frappe à la vieille machine à écrire, les mosaïques de petits carreaux dans les immeubles, les gadgets que fabrique Bertrand (Gérard Lartigau), le fils de Pierre, qui étaient si à la mode (la prospérité entraîne l’envie de l’inutile) que les drugstores parisiens en étaient emplis, et tant d’autres choses…
La musique de Philippe Sarde, dont c’était, je crois, la première collaboration avec Claude Sautet est une de ses plus belles réussites ; il y a des silhouettes inoubliables : le père de Pierre, (Henri Nassiet) en vieux gandin pathétique qui vient taper son fils, mais aussi Jean Bouise, l’ami idéal (comme dans Le vieux fusil), et aussi le beau tempérament de Boby Lapointe, le conducteur de la bétaillère qui provoque l’accident). Et, naturellement, Romy Schneider est d’une merveilleuse beauté triste, et Michel Piccoli étend, depuis l’exceptionnel Dom Juan télévisé de Marcel Bluwal, son charme absolu sur le cinéma français de l’époque.
Film qu’on ne se lasse pas de revoir, simple, tendre et cruel ; le talent de Claude Sautet ne connaîtra plus de pause, jusqu’à sa mort, le 22 juillet 2000. Le siècle est fini.