Si Les damnés avaient porté pour titre Le crépuscule des dieux, comme l’ambitionnait le prétentieux Luchino Visconti, n’auraient-il pas été encore plus boursouflés qu’il ne le sont ? Car, au milieu d’images souvent intéressantes, malgré la musique grandiloquente et complétement ratée de Maurice Jarre, grâce au jeu plutôt réussi de bons comédiens de second rang, Ingrid Thulin, Dirk Bogarde, Helmut Berger, le film tranche plutôt positivement sur la lourde filmographie du réalisateur. Et ceci même s’il ne s’abstrait pas (mais serait-ce possible ?) sur les lourdes obsessions d’un homme sûrement enfoui dans les angoisses et les délices de sa personnalité. Être porteur d’un des plus beaux et des plus anciens noms de l’Europe civilisée, subir son homosexualité à une époque où cette disposition n’était qu’à peine admise, ressentir une fascination malsaine pour les engloutissements, les effondrements, les apocalypses, personnels et sociétaux, n’appelle évidemment pas l’esprit aux fariboles légères.
Œuvre opulente, intempestive et problématique selon un critique, Les damnés sont lourds, lents, pesants. Très longs aussi : deux heures et demie et beaucoup de temps perdu à montrer de belles images. Rien de la sécheresse nerveuse et rythmée qui caractérise souvent les meilleurs films ; un long récit dont aussi bien les prémisses que les conclusions sont d’une banalité rassurante : la richissime famille von Essenbeck, image déguisée de la famille Krupp, balance entre plusieurs orientations politiques, au moment même où on n’est pas vraiment sûr que le nazisme va durablement l’emporter. Certes, on est, lorsque le film commence, simplement le 18 février 1933 : il n’y a que trois semaines qu’Adolf Hitler, battu aux élections présidentielles assez largement par Paul von Hindenburg (53% contre 37%) a néanmoins été nommé Chancelier du Reich par le Président. Mais l’Histoire semble encore pouvoir basculer.
Et pour le patriarche Joachim von Essenbeck (Albrecht Schoenhals), il importe avant tout de préserver la force industrielle de l’entreprise, c’est-à-dire de louvoyer entre conservateurs traditionnels, qui ont plutôt sa sympathie et les nouveaux loups nationaux-socialistes. Au sein de sa famille, tous les points de vue sont représentés, avec violence. Le fils aîné est mort pendant la Première guerre et c’est sa veuve, Sophie (Ingrid Thulin) qui détiendra la majorité des actions du groupe lors de la succession. Le second fils, Konstantin (Reinhardt Kolldehoff), vulgaire et braillard est, lui, fermement engagé dans les rangs des S.A. (Sturmabteilung – sections d’assaut -, la force paramilitaire qui a permis l’ascension d’Hitler) ; un autre membre de la famille, Herbert Thalmann (Umberto Orsini) est radicalement opposé au nazisme.
Le tableau se complique parce que le brillant directeur général des usines, Friedrich Bruckmann (Dirk Bogarde), ambitieux, ductile, amant de l’héritière Sophie/Thulin est lui-même manipulé par le S.S. (Schutzstaffel – échelon de protection -) Aschenbach (Helmut Griem) qui veut donner complétement l’outil industriel au Pouvoir nazi.
Jusque-là, le film n’est pas mal du tout. Il saisit bien, en tout cas, ce moment incertain où rien n’est vraiment assuré, qu’il suffirait de peu, sans doute d’une intervention extérieure française ou britannique, pour que soit stoppée l’expansion de l’hydre. Et les préoccupations de la dynastie industrielle, soucieuse avant tout de maintenir sa puissance, sa richesse, son influence, sont dépeintes de façon un peu caricaturale, mais intéressante.
Tout se complique et se corrompt lorsque interviennent les bizarreries amoureuses ; un peu celles de Sophie et de Friedrich – c’est-à-dire celles qui concernent la riche héritière et le brillant cadre d’origine modeste qui sait qu’il ne pourra pas être vraiment admis dans le clan. Davantage la présence décisive de Martin (Helmut Berger), petit-fils du potentat Joachim, fils de Sophie et être indécis à la sexualité douteuse qui, manipulé lui aussi par le S.S. Aschenbach finira par violer sa mère et à la pousser à se suicider avec son mari Friedrich. En d’autres termes, le mélodrame flamboyant, outrancier, souvent ridicule a peu à peu remplacé l’analyse intelligente des enjeux de pouvoir.
J’ai bien perçu que beaucoup de cinéastes homosexuels éprouvent une véritable fascination pour l’exhibition de destinées qui, j’en conviens, ne sont pas – ou n’ont pas toujours été – bien faciles ; c’est le cas d’André Téchiné, de François Ozon, d’Alain Guiraudie, par exemple, pour rester à un niveau moyen. La réputation de Visconti étant largement supérieure, son exhibitionnisme est davantage surprenant. Inceste dans Sandra (1965), trilogie allemande marquée par l’homosexualité et le goût pour les jeunes corps : Les damnés, donc et plus tard Mort à Venise (1971), Ludwig (1972) et même le trouble Violence et passion (1974). Dans Les damnés, il y a un moment complétement délirant : le filmage de la fameuse Nuit des longs couteaux de juin 1934 où la S.S. extermina l’état-major de la S.A.
Soit dit en passant, avant de filmer le massacre de façon démesurée, le cinéaste aurait mieux fait d’expliquer plus nettement pourquoi la chose était inéluctable.