Ce qui est le plus réussi du film, c’est évidemment la faculté de Vittorio De Sica de faire considérer une histoire mélodramatique plutôt banale et même larmoyante avec les yeux d’un enfant absolument perdu et désarmé par les jeux cruels et les hypocrisies des adultes. Le petit garçon Pricò (Luciano De Ambrosis) est pendant toute la durée du film ballotté entre ceux qui l’aiment – son père Andrea (Emilio Cigoli) et sa mère Nina (Isa Pola) -, celles qui devraient l’aimer – sa grand-mère (Jone Frigerio), sa tante (Dina Perbellini) -, celui qu’il gêne et embarrasse, Roberto, l’amant de sa mère (Adriano Rimoldi).
Agnese (Giovanna Cigoli), la vieille bonne à tout faire, est bien un peu perdue, elle aussi ; mais comment comparer avec ce que peut éprouver un gamin de six ou sept ans que sa mère vient border dans son lit le soir… et qui a filé dans la nuit avec son amant ? Et tout autour de ce drame feutré des allers-retours de Nina entre son mari et son amant, il y a l’environnement minable, sordide même, des curieux : ceux de l’immeuble, ceux de la station balnéaire, qui nourrissent leur ennui en ouvrant bien grands leurs yeux et leurs oreilles et cancanent, doucereux et méprisants.
On ne peut pas dire, au demeurant, qu’entre les parents du petit Prico il y ait un bien immense gouffre. Le père, Andrea, est sûrement plutôt ennuyeux, engourdi, casanier, mais il semble honnête, fidèle, solide. La mère, Nina, est évidemment tête en l’air, rêveuse, sentimentale (comme dit d’elle sa sœur, la corsetière, qui elle, dispose d’un vieil amant sans doute opulent). Le couple fait partie de la bourgeoisie moyenne, vit dans un appartement neuf des nouveaux quartiers de Rome, un peu massifs mais propres et confortables. L’amant, Roberto, à la personnalité sans éclat, exerce sur Nina une attirance physique presque magnétique et a pour lui la persévérance et la disponibilité constante.
On voit, au fur et à mesure que se déroule le film se mettre en place tous les éléments de la catastrophe ; mais plutôt comme un enlisement que comme une explosion. En fait, si, explosion il y aura lorsque, la mère définitivement enfuie avec son amant, le père se suicidera. Et que Prico, refusant de revoir sa mère revenue pour l’occasion, la fuira dans les grands couloirs de l’institution religieuse où il a été placé. Le gâchis d’une vie d’enfant par la montée grise de la marée.
Les enfants nous regardent est un film volontairement terne, pesant, aux images qui s’estompent et qui racontent aussi le désarroi du petit garçon devant le monde incompréhensible des adultes, leurs mensonges, leurs inconséquences, les formes d’indifférence mêlées de cruautés presque machinales.
Est-ce à dire, comme le prétend le gauchisant Jean Gili dans la petite brochure qui accompagne le DVD, que Vittorio De Sica a filmé avec Les enfants nous regardent une critique acide de la petite bourgeoisie ? Si nul n’ignore la connaissance profonde de Gili du cinéma italien, il est trop souvent victime de ses présupposés idéologiques…
Oui, oui, c’est certain les autres habitants de l’immeuble ou les compagnons de villégiature portent des regards indiscrets, avides, malfaisants sur la situation du couple qui est en train de se défaire. Croit-il que ce regard serait différent si le milieu était prolétarien ? Vittorio De Sica s’est toujours soigneusement gardé de porter un regard de révolte et de haine sur la misère du monde et ne voue jamais aux gémonies qui que ce soit. Il suffit de regarder Sciuscia, Le voleur de bicyclette, Miracle à Milan, Umberto D, des films qui brillent particulièrement parce qu’ils ne posent aucune condamnation sur la réalité sociale : tous ces films mettent en scène une pauvre humanité désemparée par sa propre méchanceté. Et lorsque De Sica tournera, dans un milieu de grande bourgeoisie Le jardin des Finzi-Contini, il tiendra le même discours. Mais Gili est une survivance de la critique marxiste. Ce beau film de De Sica ne méritait pas d’être défiguré par un livret haineux.
Que bien peu de gens lisent, au demeurant…