Chantier de jeunesse
Ce n’est pas un grand film, Les inconnus dans la maison, mais c’est un film important de l’histoire du cinéma français, qui a suffisamment durablement marqué les esprits pour que, cinquante ans après sa réalisation, Georges Lautner
, sans doute en panne d’inspiration en ait fait un remake infâme avec un Belmondo
gagattant, intitulé L’inconnu dans la maison
.
On ne peut dire qu’Henri Decoin ait incommensurablement plus de talent que Georges Lautner
: l’un et l’autre ont été de bons artisans du cinéma français, à l’œuvre variée, parsemée de réussites plaisantes et de médiocrités assumées. Mais Decoin
a eu la chance infinie de trouver en Raimu
, qui n’a plus alors que trois ou quatre ans à vivre, un de ces acteurs qui illumine tellement un rôle que l’on passe volontiers sur d’autres insuffisances.
Insuffisances surtout manifestes, d’ailleurs, dans le jeu exalté et naïf des cinq jeunes crétins qui, étouffant dans l’atmosphère rancie de la petite ville confite et crasseuse où ils vivent, tentent, pour s’en échapper, d’enflammer leur vie sans se faire prendre, jouant avec le feu avec leurs toutes petites allumettes ; à part Mouloudji
, d’ailleurs à peu près aussi mauvais que les autres, aucun n’a d’ailleurs fait la moindre carrière cinématographique (curieusement, le plus épouvantable acteur, Marc Doelnitz, est devenu, après la guerre, une des grandes figures de l’intelligentsia germanopratine). (En revanche, les adultes acteurs sont tous excellents : Gabrielle Fontan
, Jean Tissier
, Jacques Baumer, Héléna Manson, Noël Roquevert
)…
En fait, le film est assez déséquilibré : manichéen dans la peinture des adultes, tous peureux, lâches, minables, quelle que soit leur position sociale, comparés à la fraîcheur des jeunes gens ; surtout déséquilibré dans sa composition, tout conduisant au (relativement) court morceau de bravoure qu’est le procès et, davantage, dans le procès à la plaidoirie de Loursat (Raimu, donc).
Mais cette plaidoirie est d’une force si extraordinaire, le grand Jules s’y donnant avec une telle intensité, un tel talent, une telle puissance qu’elle justifierait presque à elle toute seule qu’on apprécie le film, d’autant qu’on a vu, pendant tout le reste du film, une pauvre créature lamentable et avinée, bafouée par ses serviteurs, ses parents, sa fille, même…et que, le verdict prononcé, Loursat redeviendra évidemment l’ivrogne qu’il est depuis vingt ans, depuis que sa femme l’a quitté…
Une note qui ne manque pas d’intérêt, et qui peut expliquer pourquoi j’ai intitulé Chantier de jeunesse cet avis : le film – qu’on pourra taxer d’antisémitisme, alors qu’il l’est bien moins que le roman éponyme de Simenon – date donc de 1942. Or, la plaidoirie de Loursat reprend bien des thèmes de l’École d’Uriage, qui formait, précisément, les cadres des Chantiers : la diatribe de Loursat aux Jurés : Dans notre ville, pouvez-vous m’indiquer le chemin du stade ? du vélodrome ? de la piscine ? … Il n’y en a pas ! Mais il y a 132 cafés ! Je les ai comptés, cette diatribe, c’est exactement le ton employé à Uriage contre les buveurs de Pernod, en faveur de la nature, du sport, du grand air. (Je signale aux esprits faux qu’Uriage a fourni nombre de cadres à la Résistance, et qu’il n’y avait d’ailleurs là aucune différence avec l’action de Léo Lagrange, secrétaire d’Etat de Léon Blum).
Pour crétins qu’ils sont, ces presque adolescents sont moins coupables que leurs parents, faux-jetons, parcimonieux, rapaces, hypocrites, laids…
Et ça fait penser à quoi tout ça ? Un film de la même époque… comme lui interdit à la Libération… Vous ne voyez pas ? Tout simplement Le corbeau, que les Allemands avaient diffusé sous le titre Une petite ville française…
Et savez-vous qui a adapté et dialogué le roman de Simenon pour en faire Les inconnus dans la maison
? Tout simplement Henri-Georges Clouzot
! Il y a des choses qui ne s’inventent pas…