On ne va pas dénier à Fritz Lang un sens imposant de l’épopée et de l’image. L’ambition de réaliser une fresque, en s’appuyant sur de vieilles légendes germaniques remises au devant de la scène par Richard Wagner est de noble propos, les moyens mis en œuvre sont imposants, la théâtralité du récit est impeccable. Ajoutons que – pour un film de 1924 – la restauration filmique a été très honorable et que la musique de Gottfried Huppertz, qui s’enroule autour de plusieurs thèmes de Wagner, précisément, s’adapte particulièrement bien à ce long récit. Un questionnement, toutefois : faut-il penser que cette musique était, à chaque représentation, jouée par un orchestre spécifique (puisqu’il n’y avait pas encore de piste sonore sur les pellicules) ? Ou, comme dans la plupart des films un pianiste isolé tentait-il d’accorder son jeu aux séquences ? Ou enfin que la musique a été ajoutée, grâce à je ne sais quel subterfuge technique au film dès que le cinéma est devenu parlant, vers 1930 ? Je serais preneur de toute information là-dessus.
J’ai parlé d‘ambition et de hauteur de vue en évoquant le diptyque. Je n’y reviens pas mais je m’interroge sur l’extrême longueur du métrage. D’autant que le récit mis en scène est finalement – tel qu’il est relaté – assez simple et assez mince. Le premier volet, La mort de Siegfried contait comment le jeune héros (Paul Richter), tuait le dragon, se rendait (presque) invulnérable en se baignant dans le sang du monstre, s’emparait du trésor des artificieux nains Nibelungen, qu’il apportait en dot à Günther (Theodor Loos), roi des Burgondes. Il en épousait la sœur, Kriemhild (Margarete Schön) tout en allant chercher, pour son beau-frère, la main de la reine Brunhild d’Islande (Hanna Ralph), rien moins que ravie de cette union. Mais le redoutable Hagen de Tronje (Hans Adalbert Schlettow) se débrouillait pour tuer Siegfried. Pour quelle raison ? Fidélité à la dynastie burgonde ? Jalousie ? Ce n’est pas bien clair.
Toujours est-il que, malgré sa longueur, la première partie était assez dense pour qu’on y puisse prendre l’intérêt. On ne dira pas tout à fait la même chose de la seconde, qui est intitulée La vengeance de Kriemhild et dont toute l’intrigue tient dans le nom. Car Kriemhild, inconsolable de la mort de Siegfried, va vouer sa vie à la haine et donc à la disparition de Hagen de Tronje que Günther ne veut pas lui abandonner. La veuve douloureuse accepte alors d’épouser Attila, le redouté Roi des Huns (Rudolf Klein-Rogge), à charge pour lui de la venger.
On a donc bien compris que c’est ce qui va se passer, surtout après que Kriemield aura donné à Attila un héritier mâle. L’ennui c’est que le massacre des Burgondes (désormais appelés Nibelungen) par les Huns va mettre une bonne paire d’heures à se dérouler ; périodiquement, il y a des sorties, des batailles furieuses, des actes d’héroïsme ; et périodiquement de la même façon, chacun se replie, attend que ça se passe avant de repartir à l’assaut. C’est profondément ennuyeux et répétitif.
Que conserver de bon de La vengeance de Kriemhild ? Sans doute le regard obstiné, têtu, obstiné, déterminé, avide de Kriemhild et de son obsession vengeresse ; filmée presque toujours frontalement, Margarete Schön parvient à transmettre un peu de la haine qu’elle ressent désormais pour le monde entier, depuis la mort de Siegfried. Les scènes de beuverie presque orgiaques sont vives, animées, hystériques. On y voit la nature profonde de l’éternelle Germanie, capable de tous les excès ; et l’embrassement final, lui aussi extrêmement proche de toutes les fariboles du Götterdämmerung, qu’on appelle en bon français le Crépuscule des dieux. Tout s’achève dans une sorte d’embrasement qui fascine ceux qui le vivent.
On aurait vraiment dû encore plus se méfier de l’Allemagne après ce genre de films.