Marco Bellocchio eut quelque notoriété jadis, bien jadis, dans les ciné-clubs militants où anarchistes, communistes radicaux, trotskistes et surtout maoïstes commençaient à faire chauffer la bouilloire de Mai 68. Je me rappelle bien quelques discussions fiévreuses sur la nécessaire suppression de la société bourgeoise et l’éradication de la famille patriarcale qui s’appuyaient sur Les poings dans les poches. Comme pour ma part je ne connaissais d’autre société que bourgeoise, sinon la société prolétarienne qui conduisait aux superbes réussites de l’Union soviétique et de la Chine populaire, comme ma famille – et celles des camarades que je connaissais – me semblait un foyer protecteur et ennoblissant, je m’étais soigneusement gardé d’aller voir ce brûlot engagé.
J’ai bien eu raison d’attendre près de 60 ans pour découvrir ce cinéaste-là. Si le cochon qui, paraît-il, sommeille en nous s’était réveillé en temps opportun, j’aurais peut-être pu, en 1986, aller me rincer l’œil grâce à l’audacieuse turlutte réalisée par l’appétissante Maruschka Detmers sur son partenaire dans Le diable au corps. On a beau être un réalisateur révolutionnaire, on ne peut pas négliger un succès public si rémunérateur. Faut bien vivre.
Cessons la polémique ; je me dis toutefois que si j’avais vu Les poings dans les poches dans leur jus, si j’ose dire, j’aurais été bien plus réticent que je ne le suis aujourd’hui ; la carapace s’est épaissie et mes exaspérations sont maintenant bien plus relatives qu’à l’époque où j’étais bouillant. N’empêche que c’est bien agaçant, ce film qui s’emploie à démolir plutôt vicieusement une famille bourgeoise d’Émilie-Romagne (à Bobbio, ai-je appris) qui vit à peu près convenablement sur les restes, qui s’amenuisent pourtant, d’une splendeur passée.
J’écris vicieusement, parce que, très convenues, la condamnation, la dénonciation des intrinsèques malfaisances bourgeoises ne s’appuient pas sur une analyse marxiste classique des rapports sociaux (entre maîtres et serviteurs, patrons et ouvriers, par exemple). Pas du tout : en fait les bourgeois sont physiquement tarés. La famille portée à l’écran en est la parfaite démonstration.
Certes Augusto (Marino Masè), qui fait office de chef de famille (on ne sait ni quand ni comment est mort le père), outre d’être séduisant, est le seul qui est inséré dans la société locale : il a un travail, des relations amicales, une charmante fiancée, Lucia (Jeannie McNeil). Mais la vieille mère (Liliana Gerace) est aveugle et parfaitement impuissante à apaiser les disputes et prises de bec de ses quatre enfants. Leone (Pier Luigi Troglio), le benjamin, est mutique et à la limite de la débilité. Giulia (Paola Pitagora), belle fille au corps souple, paraît enfermée dans une relation nécrosée avec ses proches ; et surtout avec Alessandro (Lou Castel) avec qui elle a une relation à la fois sado-masochiste et incestueuse. Cet Alessandro est aussi épileptique que son frère Léone ; en plus il s’estime investi d’une sorte de mission qu’il comprend mal et que nous ne comprenons guère davantage : simplifier les rapports complexes de la famille.
Bien que l’atmosphère familiale soit lourde, on n’est tout de même pas satisfait lorsqu’Alessandro envoie ad patres sa mère, puis son frère Léone. Certes, ça simplifie les rapports, ça éclaircit les rangs un peu brouillés ; il irait bien jusqu’à tuer sa sœur chérie, mais il est tout de même retenu au bord du gouffre.
Bon. Je ne me souviens plus trop de la fin du film, regardé pourtant il y a seulement deux heures. Ça n’a aucune importance. C’est du cinéma de rien.