Les Tricheurs

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Et désormais septuagénaires…

On a peine à imaginer, aujourd’hui, ce que fut l’immense succès des Tricheurs et, au-delà même du succès auprès du public, ce que fut la prise de conscience, l’effet de basculement de ce film, par ailleurs d’une réelle médiocrité, d’un Carné qui avait, certes, perdu son complice des années enchantées, Prévert, mais qui avait gardé de la patte avec Charles Spaak (Thérèse Raquin) ou Jacques Sigurd (L’air de Paris).

Film à succès, film à scandale, film interdit aux moins de 16 ans, et proscrit par la Centrale catholique du cinéma, film dont on parlait, devant les enfants, à mots couverts, comme d’une monstruosité…

Et pourtant, c’est un film accablant de moralisme, où des jeunes gens qui ont vingt ans (et paraissent en avoir trente, du fait de leurs tenues : c’est dix ans avant le grand dégueulis de Mai 68), où des jeunes gens qui sont, donc, aujourd’hui septuagénaires, jouent à l’immoralisme et s’enkystent dans la perverse facilité d‘épater le bourgeois.

Les_Tricheurs_01Ils ont l’air sage, aux yeux d’aujourd’hui, mais les filles couchent à qui mieux mieux, boivent sec, profanent la chambre des parents en y faisant l’amour, volent dans la caisse d’une mère digne, pauvre et honnête…. il y a même une très claire attitude homosexuelle représentée, dans le climat d’une surboum orgiaque (contradiction dans les termes clairement assumée !). Et pourtant, tous, filles et garçons – y compris Alain, incarné par un Laurent Terzieff, qui joue l’ange du Mal avec autant de crédibilité qu’il joue le Nihiliste de Germinal – tous ces garçons et toutes ce filles ne rêvent, en fait, qu’à la Stabilité et au Grand Amour !

La tricherie du titre ne s’applique donc pas qu’aux fausses paroles du Jeu de la vérité que Mick (Pascale Petit) et Bob (Jacques Charrier) échangent, à la fin du film, et qui conduiront Mick à l’accident ; la tricherie, c’est celle de leur vie, de leurs révoltes et de leurs transgressions qu’ils portent comme un ostensoir.

Il n’est sans doute pas absurde que le film ait eu un tel succès. Treize ans après la Guerre, et malgré (ou à cause de ?) la prospérité qui progressait à toute allure, la France s’exténuait dans les médiocres querelles de la Quatrième République : il y avait de la lassitude et de la désespérance dans cette génération-là ; l’exaspération viendrait dix ans plus tard.

lesaffre_tricheurs2_loLes Tricheurs est un film souvent ridicule et mal joué, d’un manichéisme souvent niais (le rôle du prolo de bon sens, joué par Roland Lesaffre), mais qui, cinquante ans après son tournage, demeure tout de même assez attachant, et pas seulement pour l’image de Paris disparu qu’il donne ; Carné, c’est vrai, voulait passionnément comprendre ce qui se passait avec la Jeunesse (deux ans après Les Tricheurs à base étudiante et bourgeoise, il tourne Terrain vague, sur les Blousons noirs de banlieue) : avec des approximations, des grossissements nigauds, des faussetés de ton, des outrances et des caricatures, il a pourtant placé sous les yeux d’un monde qui se survivait l’alcool, la liberté sexuelle, les voitures de sport, l’envie de vivre…

Et il a su, aussi, appeler et illustrer une musique qui, aujourd’hui n’est plus que celle de cercles d’amateurs, et qui était la musique de la jeunesse : le jazz : entre 50 et 70, le jazz de Sonny Rollins, de Gerry Mulligan, de Chet Barker, de Lionel Hampton… Rien que pour ça, on peut mettre Les Tricheurs au dessus de la moyenne, non ?

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