Soixante ans après avoir découvert, dans la collection Idéal bibliothèque (la concurrente de la plus notoire Rouge et Or), le roman de Francis Yeats-Brown, je me rappelais encore avec horreur l’affreux supplice infligé aux malheureux prisonniers du féroce potentat Mohammed Khan (Douglass Dumbrille) : des tiges de bambou enfoncées sous les ongles et ensuite enflammées ! Tout cela me paraissait le comble de la cruauté satanique prêtée aux peuples lointains de l’Orient. Dieu merci les valeureux officiers britanniques s’en sortaient la tête haute et le courage en bandoulière et mettaient fin aux agissements du sinistre chef de bande. Les enfants de France n’aimaient pas beaucoup les sujets de Sa Gracieuse Majesté, mais en étaient pleinement solidaires dès qu’ils luttaient hors d’Europe contre des peuplades indigènes.
C’est dire si l’exotisme actuel des Trois lanciers du Bengale réside en fait bien ailleurs que dans le théâtre des opérations, situé aux confins de l’Empire des Indes et des zones tribales de l’Afghanistan, qui étaient fort sauvages et le sont d’ailleurs restées. Après tout, l’Inde, c’était un peu un Far-West asiatique avec des séditions indigènes (La révolte des Cipayes de László Benedek) et la cavalerie qui arrivait toujours au bon moment pour rétablir l’Ordre. Un Far-West en plus civilisé, raffiné et subtil, nous disions nous, mais où ça se terminait toujours par la victoire de notre camp.
Le film de Henry Hathaway n’a donc rien pour surprendre d’un point de vue pittoresque, lorsque l’on a été un peu frotté au western. Et, si je suis loin d’être adversaire du Noir et Blanc, je regrette tout de même, pour certaines amples machines comme Les trois lanciers du Bengale, que la couleur et le format large n’aient pas encore été inventés, ce qui aurait permis de mettre notamment en valeur les chatoyants uniformes de parade de Sa Majesté britannique.
En revanche les quatre-vingts ans qui ont passé depuis la réalisation du film montrent d’autres abysses. Passablement le hiatus avec les valeurs exaltées à l’écran de courage, de sacrifice, de rigueur militaires avec, en symbolisme, l’attitude du colonel Stone (Guy Standing) vis-à-vis de son fils Donald (Richard Cromwell) aussi pleine d’amour informulé que de sévérité glaçante. Et davantage encore le renversement du jugement sur la bonne conscience coloniale qui fait énoncer par deux fois par des personnages Nous ne sommes qu’une poignée d’hommes pour veiller sur 300 millions de personnes.
Le regard n’est pas vraiment condescendant sur les mystères et raffinements d’une civilisation reconnue comme fascinante, mais la supériorité du mode de vie occidental est naturellement si éclatante et évidente que ça passe comme une lettre à la poste. Au fait, un truc qui ferait hurler aujourd’hui les grandes consciences : pour faire parler les méchants (qui sont musulmans : on est du côté de l’actuel Pakistan, dans l’histoire), on menace de les enfermer dans une peau de porc fraîchement écorché, ce qui les fait immédiatement se déballonner.
À part ça, Gary Cooper qui interprète le brave et nigaud lieutenant McGrégor, qui meurt à la fin, joue sans éclat un rôle de grand dadais. Il est bien éclipsé par Franchot Tone, lieutenant Forsythe, homme du monde spirituel, élégant et tout autant courageux. Et le seul rôle féminin, (Kathleen Burke) une garce hautaine, maîtresse de Mohammed Khan, laisse une certaine trace…