Autant en emporte le fleuve…
Et donc, aux temps anciens et heureux des deux chaînes uniques de la télévision française, on s’asseyait devant son poste avant le Journal du soir et on avait un quart d’heure de plaisir grâce à ces feuilletons dont beaucoup se sont longtemps ancrés dans la mémoire des enfants du baby-boom : Le temps des copains (1961), Janique aimée (1963), Fontcouverte (1965)… Mais aucun n’a eu autant de succès, ni sans doute, autant de qualité que L’homme du « Picardie » qui, tourné en 1967 fut opportunément diffusé à la fin de 1968, un peu comme le signe d’un ancien monde qui laissait la place à la modernité, un peu comme une prémonition de ce que le général de Gaulle allait s’effacer devant Georges Pompidou.
Bonheur sans nuage de retrouver cette France là, et cette paix là ! Je me suis projeté ça dans la continuité des épisodes (4 DVD, tout de même) : dans presque 8 heures de film, pas un seul assassinat, aucun viol, une seule bagarre – à peine violente – et quelques baisers chastes, y compris entre fiancés. Pas de violence et pas de sexe ? Et ça intéressait les spectateurs vont demander les malins d’aujourd’hui, qui ne concevraient pas de passer dix minutes de tournage sans filmer une paire de seins pointant ou un revolver tonitruant ? Quels vieux cons ces archaïques ! Qu’est-ce qui pouvait bien se passer, sans cul et sans coups ?
Eh bien des tas de choses qui nous tenaient en haleine : des chagrins d’amour, des histoires d’amitié, des soucis d’argent, des problèmes de famille, des disputes entre gens qui s’aiment, des entourloupes, des accidents, des bouderies. Rien qui ne ressemble à la vraie vie, sauf les étalages, désormais habituels, du tréfonds de l’intime. On n’allait pas gratter ses plaies les plus personnelles en public à une heure de grande écoute : les hasards et soucis de l’existence suffisaient largement à présenter la peine des hommes.
C’est Jacques Ertaud qui a réalisé ce long feuilleton ; il s’est souvenu qu’il avait été un documentariste du meilleur niveau, qui a mis en images, avec Les rendez-vous de l’été, en 66, la beauté de l’athlétisme, avec un talent similaire à celui de Louis Malle filmant un peu avant, Vive le tour, sur le Tour de France. Documentariste, donc, de cette école française qui, avec Marcel Ichac ou Jacques-Yves Cousteau a su scénariser les profondeurs des terres ou des mers. Quand il filme le paisible paysage des cours d’eau, il a cette intelligente pédagogie de décrire, par petites touches, le beau métier des mariniers. Il y a de nombreuses séquences dans les bourses d’affrètement, où les bateliers choisissent leur cargaison et leur destination ; il y a une présentation de la vie à bord des péniches, des canaux de France et d’Europe, jusqu’à l’immense port de Rotterdam ; il y a la drôle de vie de ceux qui vivent en bougeant tout le temps, ce qui fait que les filles embarquées ne connaissent jamais personne de leur âge, jusqu’à ce qu’elles se marient avec un jeune marinier, à qui les parents laisseront le bateau…
C’est précisément sur ce bout d’intrigue que se bâtit L’homme du « Picardie » ; et ce qui est très bien, c’est que c’est très lent, très long, jamais ennuyeux, bien loin de là, mais précisément adapté au rythme paisible de la navigation, du passage des écluses, de l’attente du nouveau chargement et du prochain voyage. Et ce qui est encore mieux, c’est que la distribution est absolument parfaite.
Comment la France d’alors a-t-elle pu se prendre de si parfaite sympathie pour un héros aussi exaspérant que Joseph Durtol, patron du « Picardie », (Christian Barbier, absolument parfait), qui a presque tous les défauts, bougon, buté, balourd, irascible, acariâtre, terrifiant de mauvaise foi, tyran domestique qui empoisonne la vie de sa Thérèse (Yvette Etievant) et de ses enfants Julien (Pierre Santini) et Yvette (Léone Véron), qui désespère l’affection de ses amis, Bouvines (Lucien Raimbourg) ou Luriecq (Gabriel Gobin) ? Le personnage est crispant, rustre, il gâche tout ce qu’il entreprend et son amour-propre démesuré l’entraîne souvent aux catastrophes qu’il fait subir à tous ses proches… mais il est bon comme le pain de campagne, il aime profondément les siens et son métier, il est d’une honnêteté et d’une générosité entières.
Jacques Ertaud a eu le grand mérite d’employer des acteurs qui ressemblent à leurs personnages : on sent, chez Christian Barbier, de l’épaisseur et de la tendresse, et on sent aussi le cambouis des machines et la sueur des travailleurs de force ; Yvette Etievant, déjà remarquée dans l’excellent Des gens sans importance, et bien qu’elle ait été une des maîtresses de Louis Jouvet, a une chair pauvre, parcimonieuse, acide, grêlée de tâches de rousseur et ce regard adulateur de son tyran domestique de mari que l’on n’aurait pas osé imaginer ; et Léone Veron est une petite boule de désir de vivre en profitant de la société de consommation qui s’ouvre à plein.
Car c’est en cela aussi que L’homme du « Picardie » est intéressant : dans cette évidence que les enfants ne veulent plus vivre la même vie que leurs parents, que le monde change, et que, si on aime et respecte absolument le père et la mère, on ne voudrait de leur vie pour rien au monde… L’idéal de vie du brave Durtol, artisan batelier, endetté jusqu’à l’os pour avoir acheté son bateau, ne compte plus guère devant le désir de son fils Julien d’avoir sécurité, confort et vacances en travaillant pour une grande entreprise de transport fluvial : la douceur de la société de consommation, son esclavage tranquille…
Le happy end du feuilleton (un peu trop happy, d’ailleurs) est tout à fait en ce sens : soyez raisonnables, et enrichissez-vous, disait-on en substance. Le malheur est qu’on ne s’enrichit plus aujourd’hui…