Je n’imaginais pas que Catherine Frot, parfaite actrice de complément, de second rôle, comme on disait jadis, pût porter aussi bien sur ses épaules le rôle d’une cinglée très sympathique inspirée d’un personnage réel. Une Étasunienne richissime et foldingue, Florence Foster Jenkins qui, dotée d’une voix abominable ne rêvait que d’art lyrique. Et qui, grâce à ses millions, parvenait paraît-il, à se faire entendre lors de matinées huppées où elle glapissait les plus belles œuvres du grand répertoire devant un public qui se retenait de se moquer mais s’empiffrait de grands crus de champagne et de petits fours délicieux.
Ce genre de cingleries, pour rare qu’il est, n’est pas absolument invraisemblable. Notre vieil ami Néron se voyait bien en poète lyrique et notre autre vieux camarade Adolf Hitler s’imaginait doté de qualités picturales. L’âme humaine est un tohu-bohu déchaîné, finalement. Une sorte de désordre aux possibilités infinies (comme l’écrivait notre réel ami Jorge-Luis Borgès à propos de la mémoire).
Donc la baronne Marguerite Dumont (Catherine Frot), détentrice d’une immense fortune (que ses parents ont accumulée on ne sait comment) a épousé un petit aristocrate désargenté qui l’a fait accéder au début du siècle dernier, à un rang social considéré. Mais cette très agréable, gentille, sympathique petite femme a un grain dans la tête : nourrissant une passion folle pour la musique lyrique, elle ne rêve que de chanter ; ce qui en soit, au demeurant, n’aurait pas d’importance puisque nous sommes quelques millions à faire des trilles sous la douche ou dans notre baignoire. Le malheur est que Marguerite a envie de briller, d’éblouir, d’émerveiller. D’émerveiller surtout, d’ailleurs, son mari, le baron Georges (André Marcon) dont elle est passionnément amoureuse mais qui ne l’a épousée que pour son argent, tout en ayant pour elle une immense affection et une véritable reconnaissance.
Sa voix n’a aucune profondeur, aucun volume, c’est un fait ; mais surtout elle est affreusement fausse, claironnante, discordante. Et la bonne société devant qui elle se produit, dans le cadre d’une association généreuse vouée au secours des orphelins de guerre (nous sommes en 1920) se satisfait sans en être dupe, des lubies de celle qui les reçoit dans un château magnifique avec des réceptions de haute tenue.
Au milieu d’une domesticité considérable, Marguerite s’appuie sur une sorte de majordome, Madelbos (Denis Mpunga), grand Noir singulier, évidemment amoureux silencieux de celle qu’il sert presque pieusement, tentant de la protéger de tous les sarcasmes et de toutes les avanies qu’elle a toutes chances de récolter.
Ceci se passe donc au lendemain de la Grande guerre, aux heures où des jeunes gens tout heureux d’être rescapés de la boucherie font mine, et tentent de mettre en l’air de qui reste de la Société traditionnelle : dadaïsme, surréalisme, nihilisme, anarchisme, créations débridées dans tous les sens. Par exemple le ballet Parade, imaginée par ce sauteur de Jean Cocteau, Erik Satie et Pablo Picasso, avec la répartie célèbre d’un spectateur : Si j’avais su que c’était si bête, j’aurais amené les enfants. ! C’est à une sorte de ces fantasmagories ridicules et provocatrices que la douce Marguerite participe, abusée par des garnements qui ont senti qu’ils avaient là une pépite aurifère.
Radiée de son club de bienfaisance, la pauvre femme décide prendre sérieusement en main sa carrière et des leçons de chant. Elle tombe naturellement sous la coupe d’aigrefins qui voient là la volaille à plumer. En premier lieu Atos Pezzini (Michel Fau, de très grand talent), qui fut un ténor de qualité mais ne fait que se survivre, homosexuel à la fois flamboyant et honteux, entouré d’une smala minable, au milieu de qui émerge une cartomancienne singulière, Félicie, surnommée La barbue (Sophie Leboutte) parce qu’elle a du tempérament et de la barbe au menton.
Le film de Xavier Giannoli commence là à se traîner un peu. Marguerite s’essouffle, s’époumone, esquinte ses pauvres cordes vocales, finit, après un récital misérable, par sombrer dans la folie. La fin est un peu ridicule et mal tenue. Sans doute trop d’intrigues parallèles, mais il y a pourtant beaucoup de qualités dans Marguerite : très beaux décors, très beaux costumes, excellente distribution. Aucun sentiment d’avoir perdu deux heures de sa vie.