Ne vous retournez pas !
Au delà de la magnifique trouvaille sonore du prénom/pseudonyme titre du film et du huis-clos étouffant dans la grande demeure sévère de François Renaud-Picart (Paul Meurisse) où se retrouvent, quinze ans après leurs dernières rencontres, les Résistants d’un groupe disparate, au delà des dialogues étincelants d’Henri Jeanson et de la conjonction d’un groupe d’acteurs dont on serait bien en mal aujourd’hui, de retrouver les équivalents, qu’est-ce qui reste de Marie-Octobre après la dixième vision, lorsque l’intérêt n’est plus la progression de l’intrigue, les chausse-trapes habilement déposées ici et là, les morceaux de bravoure et l’impeccable réalisation technique aux cadrages magnifiques de Julien Duvivier ?
Qu’est-ce qui reste ? D’abord, vous me direz que tout ça, ce n’est déjà pas mal, pas mal du tout et que si un film destiné au grand public regroupait tant de qualités en notre médiocre aujourd’hui, il arriverait comme une bénédiction.
Certes. Mais je m’adresse à ceux qui, comme moi, ont vu et revu le film, en connaissent toutes les ramifications, en admirent l’art consommé de mettre au premier plan, successivement, tous les protagonistes, sans en négliger un seul, les caractérisant par un mot, un geste, une attitude alors qu’il est déjà si compliqué de faire exister sur une scène plus de trois personnages, ceux qui savent comment ça va se terminer (et s’en fichent d’ailleurs un peu, parce que c’est sans doute le moment le plus faible).
Eh bien ce qui reste, c’est la conviction que le grand Julien Duvivier, en filmant son dernier grand film (ne méprisons pas toutefois au moins deux des œuvres postérieures, La chambre ardente et Chair de poule) achève sa carrière sur les mêmes notes d’amertume que celles qu’il a déployées tout au long de sa carrière. Parce que, finalement, Marie-Octobre, c’est aussi le récit de l’éclatement des vies exaltantes connues au moment d’un combat commun, vies qui se sont recroquevillées, embourgeoisées ou desséchées avec les jours.
On évoque les souvenirs, drôles ou tragiques, des années héroïques, on parle un peu de soi (et avec des petites touches tristes ; ainsi le docteur Thibaud/Daniel Ivernel qui dit avec une grande délicatesse son désarroi d’avoir perdu sa femme), on s’étonne de la réussite professionnelle des uns (celle du brillant avocat Simonneau/Bernard Blier, mais aussi celle du voyou Bernardi /Lino Ventura, devenu prospère patron de boîte de nuit), de la métamorphose des autres (le séducteur Le Gueven/Paul Guers, devenu prêtre). On voit bien que ni le plombier Blanchet/Robert Dalban, ni le contrôleur des contributions Vandamme/Noël Roquevert n’ont changé, mais que le boucher Marinval/Paul Frankeur (à mon sens au sommet de la distribution !) est devenu plus gras, à tous les sens du terme. Mais en fait, on n’a plus grand chose à se dire.La vie a passé ; mais peut-être un peu plus douloureusement pour trois des membres du réseau Vaillance ; pour l’imprimeur Rougier/Serge Reggiani, amoureux malheureux et type abject, pour Marie-Octobre/Danielle Darrieux, claustrée depuis des années dans le souvenir idéalisé de Castille, chef du groupe, pourtant brutal et volage. Et sans doute aussi pour le grand industriel Renaud-Picart/Paul Meurisse, dont je ne suis pas certain qu’il n’est pas à la fois homosexuel furtif et amoureux fou de Marie-Octobre dont il est commanditaire de la maison de couture.
Toujours est-il que, comme pour un nombre considérable de films de Duvivier (de La bandera à L’affaire Maurizius en passant par Pépé le Moko, La belle équipe, Carnet de bal, Panique, Voici le temps des assassins et je ne cite pas tout), ça se termine mal, sur le désastre, le goût amer dans la bouche, les vies abimées. Et je gage volontiers que les membres du réseau Vaillance ne se sont jamais revus après le coup de téléphone de Marie-Octobre à la gendarmerie.