La vie quotidienne des espions.
Toujours se méfier de la traduction des titres originaux : Body of lies signifie littéralement Corps de mensonges, si j’en crois le traducteur de Google. En France, cela a donné Mensonges d’État, ce qui semble jeter un regard sourcilleux, vertueux, critique, sur les pratiques des Pouvoirs publics. Mais si on cherche un peu davantage, on s’aperçoit qu’au Québec, le titre primitif est traduit en Une vie de mensonges. Et ce titre-là me semble, à cent-mille égards, le meilleur. Et de loin. Parce qu’il décrit parfaitement bien la réalité de la vie des agents secrets que les États utilisent pour lutter contre leurs ennemis. Hautes ou basses œuvres, là n’est pas la question ! On peut poser un regard vertueux (la Vertu, monstruosité obsédante du monde moderne) sur les agissements des espions de la CIA, de la DGSE, du MI5, de je ne sais pas trop quoi, chez les Russes ou chez les Chinois, mais on ne peut pas nier que les Puissances ont besoin de mecs qui travaillent derrière l’écran des apparences.
À ce point de vue là, Mensonges d’État me semble plutôt bienvenu, malgré sa longueur et la complexité de son intrigue ; mais il est vraisemblable que les coups tordus des espions et contre-espions exigent à la fois de la durée et des réflexions puissantes au niveau du billard à douze bandes. Qui est l’ami ? Qui est l’ennemi ? Quel compagnon va vous infliger, sans qu’on en soit prévenu, une saloperie, quel ennemi va négocier avec vous et devenir un allié ? Dans ce monde, il n’y a pas d’amis, il n’y a que des intérêts fluctuants et provisoires. On n’est pas entre copains, on est au milieu d’un monde anxieux, dangereux, instable.
C’est ainsi que les hommes vivent ; en tout cas, c’est ainsi que les États surnagent, au milieu de nos indifférences et afin de nous assurer une élémentaire tranquillité. Une tranquillité qui fait mine de ne pas se douter que, derrière le rideau, il y a des assassinats, des explosions, des règlements de compte, des manipulations, des tortures, des enlèvements, des rançons, des pressions, des chantages, du cynisme… en bref un paquet de saletés dont nous ne nous préoccupons pas, fermant les yeux, puisque certains s’en occupent pour nous.
Ceux-là ne sont pas d’ailleurs à plaindre : vie troublante, exaltante, défoncée, adrénaline au maximum, sensation d’être les chevaliers blancs du monde et volupté de, n’étant connu de personne, avoir, à ses yeux, un rôle fascinant. Il se trouve que, professionnellement, j’ai approché (à peine) quelques uns de ces longs squales mutiques ; des gens dont vous savez bien qu’ils ne vous raconteront pas, jamais, le quart du tiers du dixième de ce qu’ils ont accompli ; et c’est très bien ainsi.
Donc un agent remarquable de la CIA, Roger Ferris (Leonardo DiCaprio), piloté par son référent, Ed Hoffman (Russell Crowe) traquent, au sein de l’Orient bourbeux et compliqué, la racaille islamiste et ses tueurs fanatiques. On sait bien que c’est compliqué, angoissant, dangereux, qu’il y a plein de coups à prendre et peu de notoriété à espérer. Mais ceci fait partie du boulot et chacun a saisi que l’ennemi ne fera pas de quartier.
L’intrigue est tordue et savante. Mais comme Ridley Scott connaît son affaire elle n’est pas illisible ; en tout cas, même si on a perdu le fil un instant, on parvient à le récupérer convenablement à la séquence suivante et on parvient même à s’intéresser aux péripéties compliquées qui surviennent. Jusqu’à ce que, bien sûr, les méchants soient éliminés et que les bons triomphent : voilà exactement la morale que les États-Unis d’Amérique nous proposent depuis un siècle. Et n’observent naturellement en rien, pas davantage, d’ailleurs, que tout le monde.
On ne s’est pas ennuyé, on a même, quelquefois, un peu tremblé pour les héros. Que demander de plus à un film de Ridley Scott ?