On peut faire du bon, de l’agréable cinéma avec n’importe quoi ! En voilà une nouvelle preuve : une histoire dont les prémisses et la structure sont absolument invraisemblables, cousu de hasards miraculeux, de rencontres improbables, de retrouvailles inattendues. Mais c’est tellement ingénieux, tellement bien conçu dans son horlogerie interne qu’on y prend un grand plaisir, qu’on suit avec tendresse et intérêt les péripéties, qu’on y trouve vraiment son content. C’est certainement dû aussi à la grande qualité de la distribution : d’abord Odette Joyeux, qui est une de mes grandes nostalgies et qui a toujours, dans ses sourires, ce petit grain d’amertume qui la rend si vraisemblable. Et puis Bernard Blier, qu’on n’a jamais vu mauvais, Marcel Herrand, inoubliable Lacenaire des Enfants du Paradis mais aussi parfait Consul de Laubry dans Martin Roumagnac… Et même Jean Chevrier, souvent mièvre (Falbalas) tient là sa partie. On peut ajouter une courte mais éblouissante apparition de Jules Berry en arsouille vraiment affreuse.
Allons donc dans les méandres très artificiels de la pièce de Pierre Scize dont Messieurs Ludovic est adapté : le même jour, le 25 octobre 1910, sont déclarés à la mairie du 17ème arrondissement trois garçons mêmement prénommés Ludovic. Les trois bambins sont issus de milieux très différents : la grande bourgeoisie industrielle pour Ludovic Le Chartier (Marcel Herrand), la petite bourgeoisie travailleuse et sympathique pour Ludovic Seguin (Bernard Blier) et… rien du tout pour Ludovic Mareuil (Jean Chevrier) dont le père (Jules Berry) s’est défilé.
Il n’y a absolument aucune raison pour que trente-cinq ans plus tard, ces trois hommes puissent se croiser : Le Chartier dirige avec morgue et dureté une grande entreprise industrielle ; il collectionne les conquêtes féminines et achète tout ce qui lui résiste. Seguin, ingénieur des Mines, passionné par son travail d’aménagement électrique dans la France entière vit avec sa sœur Lucile (Yasmine Cayret), une existence tranquille. Mareuil a mal tourné : bel homme, aimé des femmes, il s’occupe d’affaires troubles, à la limite inférieure de la légalité ; il est l’amant intermittent et non exclusif de Marika Lamar (Arlette Méry), un peu chanteuse, un peu entraîneuse, un peu davantage.
Aucune raison de se croiser… mais une femme : la jeune Anne-Marie Vermeulen (Odette Joyeux) quitte pour Paris les mines du Pas-de-Calais où son père vient d’être tué ; à sa naissance, au vu d’une tâche blonde sur l’épaule, on prédit à sa mère qu’elle aimerait l’agent et ferait souffrir les hommes. Voilà, ça y est, le décor est posé. La jeune fille croise fortuitement dans le métro Ludovic Seguin (Blier), naturellement plus sensible à sa fraîcheur qu’elle ne l’est à sa rondeur. Mais il est doux, bon, généreux ; il lui rend souvent visite à la teinturerie de Julien (Carette) où elle travaille, mais est trop timide pour lui dire quoi que ce soit. D’ailleurs il doit quitter Paris pour son travail pendant trois mois. Il était pourtant prévu un dîner avant la séparation mais le même jour, Anne-Marie est chargée de livrer du linge à Ludovic Mareuil (Chevrier). Le dîner prévu avec Séguin est bien vite oublié devant le charme, l’allure, l’aisance du mauvais garçon ; et elle lui cède immédiatement.
Trois mois plus tard la police traque Mareuil et s’intéresse à Anne-Marie. Miraculeusement Seguin à peine revenu lui sauve la mise. Il l’emmène chez lui à la vie paisible, familiale se réorganise au point qu’un mariage est envisagé.
Et voilà qu’Anne-Marie est désormais employée dans le pool dactylo d’une entreprise ; un soir, alors qu’elle fait des heures supplémentaires, survient le propriétaire de l’entreprise ; et c’est naturellement le troisième Ludovic, Le Chartier (Herrand), qui va souffler la poulette à son doux nigaud de fiancé. Je renonce à raconter toutes les péripéties, pourtant fort habiles. Néanmoins il faut dire que les hasards, bons ou malheureux, s’accumulent avec beaucoup trop de constance pour que l’on puisse marcher au truc : c’est beaucoup trop compliqué
Vie mondaine, vacances exotiques, réceptions mondaines, bijoux, robes de couturiers. Mais tout ça finit par lasser l’ancienne petite fille pauvre. D’autant qu’elle se rend compte qu’elle n’est pas faite pour la vie de luxe. Et d’exploitation, pourrais-je dire en me raccrochant à la visée idéologique de Jean-Paul Le Chanois, ancien membre du Groupe Octobre et du Parti communiste qui, dans les dernières séquences du film tiendra hautement mais gentiment le discours des billevesées du Front popu, de la malfaisance intrinsèque des capitalistes et de la merveilleuse humanité de ceux qui n’y adhèrent pas ; c’est tout à fait comme dans L’école buissonnière du même réalisateur présentée deux ans plus tard et consacrée à l’instituteur idéaliste Célestin Freinet.
Le Chanois mettra ensuite beaucoup de coca-cola dans sa vodka et réalisera des films aussi consensuel qu’agréables : la série des Papa, Maman… et la bonne adaptation des Misérables.Affadi ? Si l’on veut… Mais manquant de grandes qualités de créateur, il savait tout de même réaliser de bien bons films.