Il faut croire qu’il y a certains destins qui portent en eux l’ombre froide de la mort. Modigliani est disparu à 36 ans le 24 janvier 1920 d’une méningite tuberculeuse ; deux jours plus tard sa compagne Jeanne Hébuterne se jetait par la fenêtre, entraînant dans la mort l’enfant qu’elle portait et laissant orpheline leur petite fille de deux ans.
Ce n’est pas tout : c’est Max Ophuls qui devait tourner l’histoire de la fin de la pauvre vie du peintre, qu’il avait adaptée d’une biographie : crise cardiaque et disparition à 55 ans. Jacques Becker hérite du projet, tourne le film, dédié au grand Max ; il meurt subitement vingt mois après, à 53 ans.
Glaçant, non ?
À dire vrai, je trouve la peinture de Modigliani à la fois farceuse et hideuse, aussi répétitive et aussi commerciale que celle de… je ne sais pas, moi… Bernard Buffet, par exemple (ou Auguste Renoir) et la destinée du peintre maudit, alcoolique et drogué, m’est parfaitement indifférente. Et celle de cette gourde énamourée d’Hébuterne tout autant. Par ailleurs ceux qui me font la grâce de me lire ont bien perçu que je supporte difficilement les afféteries et mignardises de Gérard Philipe (qui n’est supportable que dans le cynisme : ainsi Monsieur Ripois, ainsi Pot-Bouille). Et je trouve aussi que la fiévreuse maigreur d’Anouk Aimée (Jeanne) lui donne souvent l’air d’une andouille.
Et je mets une belle note pourtant et je ne la mets pas par simple révérence à l’immense talent de Jacques Becker, qui n’a vraiment pas raté grand chose, dans sa brève carrière et qui, parmi ses douze films, compte au moins deux chefs-d’œuvre (Casque d’or et Touchez pas au grisbi). Je la mets parce que Becker parvient à rendre intéressante cette histoire mélodramatique d’artiste maudit, désagréable, emporté, violent, imbu de lui-même et sa rencontre avec une jeune gourde qui lui cédera en tout et qui passera son temps à bader d’admiration niaise devant son grand homme.
Je la mets parce que Becker rend parfaitement bien la fascination que ressentaient toute les femmes devant le magnétisme qui, de l’aveu commun, émanait de Modigliani, quel que soit leur âge, qu’elles soient étudiantes aux Beaux-Arts, concierge, patronne de bistro, fille de salle… ou artiste richissime et femme libre comme Béatrice Hastings. J’ai trouvé magnifique le rôle écrit pour Lilli Palmer, qui se prête à tout pour Modi, mais avec une lucidité souriante : Je suis un peu folle et j’ai les moyens. (Béatrice Hastings qui eut ensuite, paraît-il, une relation avec Raymond Radiguet, qui avait presque 25 ans de moins qu’elle).
Mais je suis tout de même bien réservé parce qu’il y a deux trucs qui détonnent : d’abord l’affreuse, pitoyable présence du marlou Marcel (Robert Ripa), personnage ridicule interprété par un sous-acteur ; mais aussi par un Lino Ventura encore peu dégrossi, qui interprète assez mal Morel, marchand de tableaux filou, roublard, cynique.
La fin du film, dans sa sécheresse, n’est pas mal du tout. Bien des scènes sont remarquables. Mais il est heureux que Becker ait pu tourner Le trou avant de rejoindre le paradis des cinéastes.