Qu’est-ce qu’il faut faire pour épuiser les cent, les mille interprétations que permet un film aussi génial que Mulholland drive ? Suivre les conseils d’orientation qui figurent sur le boîtier du DVD ? Lire les multiples gloses étagées sur le film dont certaines le décryptent séquence par séquence, souvent de façon très intelligente, d’ailleurs (je conseille forban.pagesperso-orange.fr/md) ? Se contenter d’une interprétation de l’évidence, c’est-à-dire que David Lynch a joué sur la temporalité et l’onirisme et que la deuxième partie du récit précède chronologiquement la première (mais c’est tout de même un peu plus compliqué que ça).
Ou alors, simplement, se laisser faire, se laisser emporter par un tourbillon d’histoires, d’images et de musiques, toutes – histoires, images et musiques -, toutes ou presque se justifiant par elles-mêmes, suffisant par leur propre singularité à s’emparer du spectateur et à le conduire sur un chemin aussi sinueux que cette route de crête de Los Angeles qui donne son nom au film et qui donne à voir à la fois l’immensité urbaine et une vallée sauvage. Est-ce qu’on a vraiment besoin de tout comprendre et d’établir à chaque instant un fil, un lien, une suite avec d’autres instants ?
J’ai toujours été frappé d’une certaine ressemblance entre l’œuvre de Lynch et les romans de Patrick Modiano, malgré l’évidente différence des modes d’expression et du style, minimal ici, flamboyant là. Mais chez l’un et l’autre il y a beaucoup de croisement de vies, de pistes inabouties, d’ombres projetées, comme il y a beaucoup d’appartements vides où grelotte une sonnerie de téléphone. Un peu comme lorsqu’on s’assied sur un banc, ou à une terrasse de café et où on voit, pendant un temps donné, vivre des personnages, qu’on peut s’amuser à deviner mais dont on ne saura pas vraiment l‘avant et l‘après des moments où ils croisent votre vie.
De la même façon, dans Mulholland drive, les scènes sont toutes si excitantes qu’on peut les regarder comme des aperçus brutaux de la réalité, sans apparente cohérence et sans lien visible, alors que toutes elles s’insèrent dans un ensemble logique. J’ai pensé à Modiano ; je pourrais aussi tirer une ligne vers les Exercices de style où Raymond Queneau raconte 99 fois la même histoire de 99 façons différentes.
Le casting où Betty triomphe (Naomi Watts) est, finalement, d’une certaine façon, la représentation sublimée et inversée de la scène étouffante où les frères Castigliane (Angelo Badalamenti et Dan Hedaya) signifient au metteur en scène Adam Kesher (Justin Theroux) qu’elle n’aura pas le rôle et que c’est une autre qui est la fille. Et on pourrait sans doute trouver bien des exemples, sans même évoquer les silhouettes primordiales de la première partie (le Cow-boy qui est un des invités de la soirée finale chez Adam, ou bien Dan, le jeune homme du café Winkies qui va s’effondrer de terreur à la vue d’un clochard monstrueux et qui est un des consommateurs du café lorsque Betty paye le tueur blond pour abattre Camilla/Rita (Laura Harring).
David Lynch filme ceci avec une absolue maîtrise, utilisant beaucoup la caméra portée et le grand angle et le trouble des images incertaines entre nuit et jour, ombre et lumière, avec une musique époustouflante d’Angelo Badalamenti, son compositeur habituel, et des acteurs alors peu connus, mais dont il fait un usage fascinant.
On n’a pas besoin de regarder Mulholland drive plus d’une fois pour tomber sous son enchantement ; mais à la troisième, à la cinquième, à la dixième vision, il s’améliore encore. Lynch est grand.