Les plaisirs avilis
La brièveté déroutante, puérile et vulgaire du titre fait qu’on se souvient généralement du nom de ce volume, le neuvième de la série des Rougon-Macquart, sans même l’avoir lu. Le roman est long, foisonnant, désespérant – comme nombre des Zola – mais ce n’est pas un chef d’oeuvre comme l’Assommoir, Germinal ou Pot-Bouille.
C’est l’histoire de la fille de Gervaise, Anna, dite Nana, demi-soeur de Jacques (Germinal) et Étienne (La bête humaine) Lantier et du pouvoir charnel formidable qu’elle exerce sur tous les hommes qu’elle croise, pouvoir renforcé encore par son absolue indifférence sensuelle à leur endroit (dû sûrement en partie à son saphisme). Le roman est celui de l’avilissement conscient, fasciné et écrasant d’amants incapables de retenir l’oiseau volage, capricieux, insupportable. Quelle que soit leur position sociale, leur situation de famille, leur certitude religieuse ou leur scepticisme aristocratique, elle les plumera tous, les conduira vers un sale précipice où ils perdront fortune, famille, honneur, raison de vivre.
C’est assez puissant, un peu trop systématisé, à mes yeux – le grand travers de Zola -, mais bien intéressant tout de même.
L’adaptation réalisée en 1955 par le plus qu’honnête Christian-Jaque, avec le concours d’Albert Valentin et d’Henri Jeanson – qui, en sus, signe un dialogue éblouissant – est très satisfaisante. Sans doute plusieurs épisodes importants sont-ils gommés, dans ce film de deux heures, mais la substance, l’ossature de l’oeuvre est respectée, à l’exception notable toutefois de l’aventure lesbienne de Nana et de Satin, qui est pourtant, me semble-t-il, une donnée importante, puisque Satin sera le seul véritable amour de Nana.
Mais la Qualité française est là, dans une grande richesse de décors et de costumes, avec une distribution remarquable, Charles Boyer superbe dans son acceptation de plus en plus consciente de sa catastrophe, Jacques Castelot qui trouve dans l’aristocrate viveur Vandoeuvre un rôle enfin épais (très belle scène du suicide dans l’écurie dévorée par les flammes), Paul Frankeur et Noël Roquevert réjouissants de veulerie, et Martine Carol, exaspérante de légèreté et d’égoïsme, totalement fermée à tout sentiment autre qu’instantané, totalement amorale, totalement avide…
Il est vrai que Nana, c’est cette petite fille qui contemple, de ses grands yeux d’enfant triste, sa mère, Gervaise, descendre dans sa nuit, à coup d’absinthe et de tord-boyaux, dans le beau film de René Clément…