Il se peut, il n’est pas impossible qu’Abel Gance ait eu du talent. Pas autant que le proclamaient François Truffaut et les petits messieurs de la prétendue Nouvelle vague, mais un peu de talent. Au fait, je n’en sais trop rien : tous ces gens-là devaient être sous l’impression de qualité des films muets que le cinéaste avait réalisés. N’en ayant vu aucun, je dois rabattre mon caquet : après tout Gance, comme Jean Epstein, comme F.W. Murnau, comme D.W. Griffith, comme Erich von Stroheim pouvait ne révéler ses qualités que dans les balbutiements du Septième art privés de dialogues.
Parce que lorsque Gance commence à faire parler ses comédiens, ça ne donne pas grand chose. En tout cas bien peu. Je m’empresse de dire que je n’ai pas tout vu, loin de là.Mais Lucrèce Borgia (1935), malgré la gracieuse nudité d’Edwige Feuillère, La tour de Nesle (1955), pesant, lourd, ennuyeux, Austerlitz (1960), interminable et inutile, ça paraît montrer une longue agonie, comme celle d’un homme jadis admiré mais qui sombre graduellement dans la grande médiocrité. En 1939, lors du tournage de Paradis perdu, la décrépitude n’est pas encore trop visible. Et ceci même si le goût du réalisateur l’a toujours conduit vers les outrances, les sombres récits mélodramatiques, les excès un peu grotesques. C’est bien beau d’avoir un certain talent pour manipuler les caméras et filmer les foules mais au cinéma il en faut tout de même davantage pour ne pas demeurer dans une simple fantasmagorie illustratrice.
Le mélodrame est un genre solide et, pour qui ne le prend pas trop au sérieux, il donne quelques jolis plaisirs. Paradis perdu ne ménage aucun des effets nécessaires des belles amours perdues et des cas de conscience. Ça commence bien, comme de coutume : lors du bal du 14 juillet, Pierre Leblanc (Fernand Gravey), peintre de talent, mais qui tire encore le diable par la queue tombe immédiatement sous le charme délicieux de Janine Mercier (Micheline Presle), grisette dans la petite maison de couture dirigée par Raoul Calou (André Alerme) et dont la riche princesse russe Sonia Vorochine (Elvire Popesco), flanquée de son soupirant éternel Édouard Bordenave (Robert Le Vigan) est une cliente assidue. Mais après le bal, sur une billevesée un peu ridicule, les deux jeunes gens se perdent de vue.
Au fait, je ne vous ai pas dit : ce 14 juillet doit être celui de 1913. Les quelques péripéties nécessaires à la vraisemblance des retrouvailles de Pierre et de Janine nous mènent à leur mariage, à leur voyage de noces à Cassis ou à La Ciotat. Le bonheur parfait, d’autant que Pierre fortuitement, a démontré un très grand talent de styliste et a été engagé par Calou pour dessiner des robes qui révolutionnent la mode avec un très grand succès.
Voilà que le tocsin sonne : c’est la mobilisation, le 2 août 1914. Pierre, affecté en Champagne, s’y comporte en vaillant sous-officier. Il ignore que Janine est enceinte et qu’elle travaille durement dans une usine d’armement, la maison de couture étant fermée. Et la catastrophe : Janine est morte en accouchant d’une petite fille Jeannette. Effondré, anéanti, Pierre refuse de voir l’enfant, se porte volontaire pour une mission dangereuse, y est gravement blessé.
On a son content de mélodrame, n’est-ce pas ? Et voilà que le dernier tiers du film va s’y enfoncer plus avant et de façon beaucoup trop excessive. Pierre, qui s’est clochardisé retrouve à la fois sa petite fille et le succès grâce à une série de bienheureux hasards et au concours de la princesse Sonia, ruinée par la Révolution russe mais épousée désormais par l’opulent Bordenave. Et voilà que – là on atteint les sommets du ridicule – que, la soixantaine atteinte et au comble de la renommée, il s’éprend et se propose d’épouser la très jeune Laurence (Monique Rolland) qui a l’âge de sa fille Jeannette, miraculeusement réincarnée sous les traits de sa mère morte. Pour couronner le tout Jeannette est follement amoureuse de Gérard Aubrigeot (Gérard Landry) qui refuse absolument que sa sœur se marie avec un homme de quarante ans plus âgé qu’elle.N’est-ce pas que c’est croquignolet ? Au fait, tout se termine très noblement ; c’est bien le moins qu’on puisse attendre.