Jubilation magnifique des premières séquences du film, de son premier tiers. Rencontre à la fois improbable et évidente, comme tant et tant de rencontres. D’un côté Clément (Loïc Corbery), professeur de philosophie, Parisien (jusqu’au bout des ongles), issu d’une famille lettrée, très à l’aise, auteur, déjà, d’un essai qui a été remarqué par ses pairs, reconnu comme un spécialiste français de la pensée germanique et scandinave. De l’autre, Jennifer (On dit Djennifer, parce que c’est anglais), (Émilie Dequenne), coiffeuse à Arras, qui élève seule son enfant, qui aime les people et les magazines qui en parlent, les décorations, les bibelots et les gadgets qu’on trouve en supermarché et en surcharge son appartement, et va rituellement, avec ses copines shampouineuses, faire le samedi soir des karaokés en boîte de nuit.
Clément, au sortir d’une rupture sentimentale, est muté à Arras qui, outre d’être le chef-lieu du Pas-de-Calais, comme on l’a appris en entendant L’ami Bidasse, est doté en tout et pour tout d’une belle place monumentale et d’un beffroi. (Arras, on n’y vit pas : on y meurt dit d’emblée à Clément, une de ses collègues de lycée). C’est là que l’histoire se noue. La rencontre, l’émerveillement de la découverte de l’autre, l’apprentissage ravi de ses codes particuliers. Tout cela est superbe.
Puis on se dit, un court instant – vraiment très bref – qu’on va aller nager dans l’eau de rose, dans une sorte de remake sentimental et – forcément – plus intelligent de l’affreux Bienvenue chez les ch’tis. Mais l’eau de rose est empoisonnée, parce que c’est toujours comme ça chez Lucas Belvaux, parce que toujours le gouffre l’emporte (et quelquefois ce n’est pas métaphoriquement).
Le gouffre ou, si l’on préfère, la faille. Une faille qui préexiste à la situation mise en scène mais qui, au cours du récit ne fait que s’élargir. Belvaux est le cinéaste des distances et des fractures ; celles qui séparent Bruno (Belvaux lui-même) de ses anciens amis terroristes dans Cavale ; celles entre Pascal (Gilbert Melki) et Agnès (Dominique Blanc), elle, droguée, lui la protégeant, avec la vie normale dans Après la vie ; celles du petit groupe de copains de La raison du plus faible évacués du monde du travail ; celles de Stanislas Graff (Yvan Attal) avec sa famille, ses relations, son entreprise après et à cause du Rapt dont il a été victime ; celles qui séparent Pierre Morvand (Attal encore) qui ne peut taire ce qu’il sait du crime qui a été commis alors que 38 témoins prétendent n’avoir rien entendu…
Tout le monde a ses raisons, dit Renoir dans La règle du jeu ; évidemment ; mais tout le monde aussi a son passé, sa structuration, son encerclement social, tout cela d’une telle épaisseur et d’une telle importance que l’effort le plus généreux, l’attirance la plus intense, l’envie d’être ensemble la plus absolue ne parviennent pas à percer. Ce qui n’a pas été ne peut pas être et on ne peut pas sauter au dessus du précipice en niant sa béance et sa profondeur.
Clément et Jennifer vont faire tout ce qu’ils pourront ; ça ne suffira pas ; ils ne pourront que constater que quoi qu’ils fassent, ils sont repris par leur condition ; c’est comme ça, il n’y a rien à dire ; et c’est d’ailleurs parce que Clément ne dit rien lorsque, lors d’un de ces carnavals du Nord où Jennifer l’a traîné, lorsque le couple rencontre fortuitement la collègue de Clément, comme lui professeur de philosophie et son mari, important avocat de Lille, peut-être parce que, sans le vouloir, pris par son conditionnement social, Clément a complètement oublié Jennifer qu’elle perçoit qu’il n’y aura jamais rien de possible au delà du jeu des corps, de la furie du désir et de la bonne volonté de l’apprivoisement mutuel inutile. Il faut que tu lises et que tu travailles au lycée, dit Jennifer à sa baby-sitter, pour avoir les clés.
Les deux acteurs principaux, Loïc Corbery et Émilie Dequenne sont parfaits, et elle absolument craquante. Peu d’autres silhouettes – ce qui manque un peu au film – à l’exception de Cathy (Sandra Nkaké) une des copines karaokeuses de Jennifer. Les rues de province se ressemblent et la chute du film est remarquable, dans sa sécheresse.
Lucas Belvaux, c’est vraiment formidable.