J’admets très volontiers être borné, limité, enclos dans des frontières ! Et ça ne me cause aucun complexe et aucun souci ! M’amusent tous ceux qui me disent « Comment ? Tu n’aimes pas les carottes ? Mais pourquoi ? Et puis les carottes, c’est très bon pour la santé, ça rend aimable, c’est délicieux, etc. »
Je n’ai pas goûté à une carotte depuis plus de cinquante ans. C’est comme ça.
Et moi, qui aime infiniment aussi le spectacle sportif, il ne me viendrait pas à l’idée de dire à quiconque n’en aurait pas envie « Comment ! Tu n’aimes pas le football ? Si tu savais comme c’est bon quand ton équipe marque un but ! Quel suspense, quelle dramaturgie !«
De façon très grossière, il me semble qu’il y a, aujourd’hui plus que jadis, deux façons d’appréhender les domaines qui nous intéressent et dont aucune n’est, en soi, en dignité, supérieure à l’autre mais correspondent à une certaine disposition d’esprit : la superficie et la profondeur, l’étendue et le volume.
Par rapport à la génération née au début du 20ème siècle (en gros, avant la seconde guerre) nous avons vu s’ouvrir le vaste paysage du monde, auparavant encore confiné à la France, à l’Europe, à l’Occident (États-Unis). Ce qu’on appelle, en littérature le « Domaine étranger » a pris une part significative et de plus en plus importante des magazines littéraires et il n’est plus du tout exceptionnel, loin de là qu’on propose à votre curiosité un récit guatémaltèque, un roman malais, un recueil de nouvelles tanzanien. Le phénomène est moins généralisé au cinéma (parce que réaliser un film coûte plus cher qu’éditer un livre) mais, alors même, d’ailleurs, que les cinémas européens – hors le cinéma français, grâce (?) au financement public – disparaissent, on a vu arriver sur les écrans le cinéma japonais d’abord, puis chinois, coréen, indien, mais aussi, de façon moindre, brésilien, africain, etc.
Je n’ai évidemment rien contre ces cinémas-là et – j’espère que vous m’en accordez crédit – ma démarche n’a rien de xénophobe ou de raciste. Je pense néanmoins qu’on est d’autant plus sensible à une œuvre artistique, quelle qu’elle soit, qu’on en connaît l’environnement, les racines, les codes, les non-dit : aller au Louvre et contempler les œuvres sans avoir la moindre idée ni de la mythologie, ni de l’histoire, ni de l’histoire de l’Art n’empêche certes pas certaines émotions de naître, mais stérilise beaucoup de ces liens intellectuels qui permettent de goûter pleinement tableau ou sculpture. Une anecdote personnelle, malgré la difficulté de généraliser : il y a quelques années s’est tenue, au Grand Palais, une exposition sur l’admirable site d’Angkor : j’en suis sorti découragé : pour être vraiment appréciée, l’exposition faisait appel à tant de connaissances – religieuses, historiques (le site a été développé sur plusieurs siècles), esthétiques – que j’étais forcément évacué.
De la même façon que la pleine possession d’une langue permet seule de goûter allusions, jeux de mots, finesses diverses dans un livre – ce que la traduction ne permet qu’imparfaitement – j’estime que la connaissance plus ou moins profonde d’un pays, d’une civilisation permet d’apprécier un film (ou tout autre chose, peut-être aussi) : de plus, qui est en résonance, en sympathie avec un peuple ou une contrée y sera également davantage sensible (et là encore un exemple : je connais un peu et j’aime profondément l’Italie : je suis plus spontanément en harmonie avec les films italiens qu’avec, disons les films tchèques).
Mais, me direz-vous, pourquoi se priver d’approcher d’admirables trésors qui, parce qu’ils vous sont étrangers (au sens de « lointains« ) ne devraient pas vous empêcher de vous en approcher ?
Certes : mais c’est là qu’intervient la disposition d’esprit que j’évoquais au début de ce trop long message : la superficie et la profondeur, l’étendue et le volume. Ou si l’on préfére, en présentant caricaturalement les choses, l’attitude du touche-à-tout, l’attitude du spécialiste ; l’une et l’autre présentent de graves travers : le touche-à-tout picore et butine tout ce qui est à sa portée, jusqu’à devenir le dilettante ; quant au spécialiste, je peux m’en moquer davantage encore, puisque c’est plutôt ma pente, en paraphrasant mon cher Jean Giono qui écrivait : « La technique consiste à savoir le plus de choses possible sur des sujets de plus en plus restreints, ce qui aboutit, en fin de compte, à tout savoir sur rien« . C’est bien le cas du spécialiste.
Il se trouve que la vie a une misérable finitude, que rien n’est aussi déprimant que d’entrer dans une grande bibliothèque (ou même dans une petite librairie) et de se dire que des milliards de pages d’œuvres exaltantes, émouvantes, éprouvantes sont là et que vous n’aurez jamais le temps de les découvrir en procédant par cette vieille méthode dite « des essais et des erreurs », et d’aller chercher, au milieu du foisonnement, ce qui va vraiment vous toucher, alors même qu’en revanche vous savez que tel auteur, dont vous n’avez pas encore tout lu, vous a toujours réservé ces émotions et ces bonheurs que vous cherchez. (Et en plus vous pouvez relire, et vous redonner le plaisir peut-être encore renforcé !).
À mon âge, je n’ai plus guère le temps de m’initier, d’apprendre, d’approfondir des pans entiers de nouveauté ; la découverte n’est plus ni de mon goût, ni de mon âge, si ce n’est fortuitement. Mais croyez bien que je ne tiens pas cette attitude pour supérieure en dignité à toutes les autres.
Quand je serai au Paradis, ce que j’espère fortement, j’aurai davantage le temps de découvrir Kurosawa, Ozu ou Mizoguchi !
Mes failles, mes gouffres, mes précipices sont à la mesure des quelques réelles connaissances ou admirations que j’ai ; je n’en tire ni gloire, ni chagrin, ni dépit ; je veux bien admettre que je passe à côté de beaucoup de choses ; et alors ? n’est-ce pas le lot commun ? choisir (un métier, une destination de vacances, un appartement, ou même une femme -ou un homme -), c’est forcément éliminer.