Délicieux et suranné
Nous sommes bon nombre à conserver dans nos mémoires et nos cœurs aussi, peut-être, des minois d’actrices pour qui l’on a forcément envie d’être indulgent, quelle que soit la qualité du film que l’on regarde… On ne me fera jamais trouver totalement médiocre un film où je vois surgir, au détour d’une séquence, Odette Joyeux, Elsa Martinelli ou Stéphane Audran. Et, naturellement, la plus admirée de toutes, à mes yeux, Danielle Darrieux.
Et lorsque, de surcroît, le film est charmant, doré, tendre, mélodieux, même s’il est un peu naïf, je ne boude pas mon plaisir. Dont acte !
En 1941, Danielle Darrieux, à 24 ans, a déjà derrière elle trente (30 !) films, parmi quoi de grands succès comme La crise est finie de Robert Siodmak, Mayerling, d’Anatole Litvak ou Katia de Maurice Tourneur. Elle vient de divorcer d’Henri Decoin, épousé en 1935, qui lui a fait tourner les charmants Domino vert ou Abus de confiance ; mais elle est restée dans les meilleurs termes avec Decoin qui, après ce Premier rendez-vous la dirigera encore dans La vérité sur Bébé Donge, Bonnes à tuer et L’Affaire des poisons, mais alors qu’elle aura déjà pris son envol de vedette éternelle du cinéma français…
Alors ce Premier Rendez-vous qui, dans la France grise de 1941 fut un immense succès, bouffée d’air frais, de gaieté et d’insouciance ? D’abord, si l’on n’en connaissait la date, rien ne pourrait la faire supposer, tant il n’est aucune allusion à quoi que ce soit qui transparaisse. Les belles âmes qui, dans leur confort d’aujourd’hui, profèrent qu’elles se seraient battues jusqu’au dernier sur la Loire, auraient rejoint Londres le 17 juin 40 et auraient dit quotidiennement leur fait à la Gestapo, pourraient s’en émouvoir ; ceux qui savent ce que pouvait être la vie de restrictions, de désespérance, de soucis quotidiens comprendront mieux ce que pouvait être une inoffensive échappée dans un monde où les jeunes filles tombent amoureuses des beaux garçons : l’héroïsme est une denrée rare, dont la permanence n’est pas assurée…
Et sinon quoi ? une jolie histoire artificielle, faite comme toujours de méprises, de quiproquos, de confusions qui aboutit à une charmante histoire d’amour entre une jeune orpheline, mutine, rêveuse et délicieuse et un beau jeune homme qui prépare l’École Navale (Louis Jourdan), sous l’œil d’un professeur de Lettres romantique et solitaire (Fernand Ledoux), qui ne comprend pas tout de suite qu’il ne sera que le Cyrano de Roxane et de Christian, dans une histoire qui se termine bien…
Le tout dans une amusante atmosphère d’un orphelinat austère – mais bien tenu – et d’un pensionnat pour jeunes gens de la haute société, qui paraissent bien fats et vains, mais auront suffisamment de cœur pour arranger, dans une fin un peu loufoque, les affaires des amoureux.
Il y a là de très grands acteurs : Gabrielle Dorziat, directrice sage et sévère de l’Orphelinat, Jean Tissier, professeur de mathématiques salace, mais moins tordu qu’il n’en a l’air, Sophie Desmarets, amie charmante et désintéressée, et toute une kyrielle de futurs grands noms du cinéma français, dont le nom (à part celui de Jean Parédès) n’est pas mentionné au générique, et qui se répartissent équitablement entre pensionnaires (Georges Marchal, Daniel Gélin, Jacques Charon, Jacques Dacqmine) et orphelines (Françoise Christophe, Annette Poivre, Rosine Luguet) ; c’est très amusant de les reconnaître au fil des séquences.
Si j’ai trouvé Louis Jourdan bien mièvre (il lui faudra le génie du Max Ophuls de Lettre d’une inconnue pour acquérir une colonne vertébrale), en revanche Fernand Ledoux est, comme d’habitude, épatant, sachant faire passer dans un regard, dans une intonation toutes les nuances possibles du rôle ingrat du pauvre vieil homme qui doit se résigner et laisser s’envoler l’oiselle qu’il avait cru pouvoir séduire.
Et Danielle Darrieux, alors ? Alors qu’elle a 24 ans, elle joue les gamines de 17 ans avec une fraîcheur, un enjouement, une légèreté délicieuses ; et, en plus, elle chante avec tant de talent, comme elle le fera tout au long de son immense carrière (elle est la seule à ne pas être doublée dans Les demoiselles de Rochefort), et la ravissante mélodie de Premier Rendez-vous a fait rêver bien des jeunes filles… et peut-être pas seulement des jeunes filles…