René Clément, c’est à peu près ça : un réalisateur auréolé de grands (Au-delà des grilles, Jeux interdits) et bons films (Gervaise ou Paris brûle-t-il ?) mais qui ne réussit pas son coup à tous les coups et qui, aujourd’hui, semble totalement oublié, alors qu’il a remporté d’immenses succès publics et critiques. Quelle joie de vivre ! réalisé grâce à des fonds européens interlopes et sûrement beaucoup italiens, est de ces réalisations élégantes, intelligentes, brillantes mais aussi, d’une certaine façon, superficielles et inutiles qui entourent l’oeuvre d’un metteur en scène de haut niveau.
C’est très bien, Quelle joie de vivre !, c’est drôle, capricant, habile ; c’est malheureusement aussi beaucoup trop long, souvent un peu languissant et prévisible, empli de séquences inutiles. Par exemple, au début, celle où anarchistes et royalistes, dans une épicerie, se tapent dessus à coup de salamis et de mortadelle, dans une nappe d’huile qui les fait glisser : on se croirait dans un des grotesques films muets étasuniens de Mack Sennett ou de Charlot et, à l’extrême fin, une sorte de cavalcade dans une fête foraine où chacun court ici et là, en plein tohu-bohu, dans la même veine ridicule des débuts du cinéma.
Ces réserves posées, à quoi on pourrait ajouter une trop grande longueur, au regard de la minceur du sujet et des ruptures de rythme mal venues, le film est enjoué, drôle, souvent plein de charme et de fantaisie. Il aborde, en plus, des rivages d’une grande originalité et une période historique qui, en France au moins, n’est pas très bien connue.
Italie 1921. Le royaume n’est uni (pour son grand malheur, à mon sens) que depuis 50 ans ; il a d’abord fricoté avec l’Allemagne et l’Autriche puis a trahi ses alliances en 1915 pour se donner au Camp occidental, France et Grande-Bretagne en espérant récupérer l’Istrie, la Dalmatie, la Vénétie julienne. Il s’est fait rouler lors des traités qui ont suivi la Guerre et en garde une immense amertume, qui ne sera pas pour rien dans la montée réactive du fascisme.
Voici le contexte de Quelle joie de vivre ! : un malaise et des animosités profondes entre des opinions de la population. Un mot de l’anarchisme, qui est celui de la famille Fossati, dont le paterfamilias est Olinto (Gino Cervi), bon et généreux comme le pain, imprimeur artisanal qui vit sous le regard sourcilleux de son beau-père Méo (Carlo Pisacane) avec ses fils à qui il a donné des prénoms sans aucun rapport avec la religion, comme Aéroplane (car il est pour le progrès technique), Univers (car il est pour l’abolition des frontières), Sang versé (car il révère les héros qui se sont sacrifiés pour les causes utopiques). Doux anarchisme admirant néanmoins le nihilisme des jeteurs de bombes qui, pour faire exploser le monde tel qu’il va, sont prêts à assassiner des braves gens qui ne se trouvaient là que par hasard.
Le meilleur du film est dans l’ambiguïté du regard. Certes, autour des protagonistes, veillent les fascistes, amis de l’Ordre, qui vont finir, d’ailleurs, à remporter la mise. Mais son essentiel se passe dans les rêveries anarchistes : des gens délicieux, humanistes, ouverts, accortes, dévoués à leurs idéaux – tant qu’ils ne sont pas mis en pratique – acceptent in abstracto que des bombes bouchères soient déposées au milieu de la foule et y soient susceptibles de créer une réaction révolutionnaire.
Remarquons que les fascistes ont tout à fait la même réaction politique et guettent, eux aussi, l’explosion salutaire qui leur permettra d’imposer leur ordre. Au milieu de tout cela, un brave garçon, un orphelin sans aucune attache politique, Ulysse (Alain Delon) qui est, par la force des choses, jeté dans la mêlée. Il n’a vraiment envie que de séduire et aimer la délicieuse Franca (Barbara Lass dont on regrette que la carrière ait été si brève). Mais comment faire pour séduire une jeune fille exaltée qui partage avec fièvre les idéaux de sa famille et qui est avant tout séduite par qui elle croit être un chef révolutionnaire, Camposanto (c’est-à-dire Cimetière) ?
Le meilleur du film, donc. Le clivage entre des braves gens qui ne frémissent pas, qui s’exaltent même, lorsqu’ils évoquent les attentats terroristes et les assassinats de la légende anarchiste et qui ne sont pourtant paradoxalement que bienveillance et gentillesse. Quoique… il y a une certaine logique des systèmes, mais René Clément ne l’a pas suivie jusqu’au bout. Dans une comédie italienne de la meilleure espèce, le réalisateur n’aurait pas reculé devant les contradictions. Tiens : si pour faire advenir la société nouvelle il faut martyriser l’Humanité, autant le faire ! Du sang, des pleurs, des bombes qui tuent, des enfants éparpillés, des amours éclatées. Allons jusqu’au bout !
En 1962, René Clément recule. Le film n’est pas mauvais, loin de là. Mais en tant que tel, il n‘est pas.