La première moitié du film – et même presque les deux premiers tiers – où une misérable petite racaille effectue une remarquable ascension dans le monde pourri de la haute criminalité de la drogue et s’installe au sommet est tout à fait remarquable. Cette petite racaille a été évacuée de Cuba par Fidel Castro qui s’est ainsi débarrassé ainsi à bon compte de bouches inutiles
On sent d’emblée dans la bouche haineuse, les yeux fous, la cruauté sans frein, l’absence de scrupules et surtout l’immense ambition de Tony Montana (Al Pacino) tous les ressorts de sa réussite et sa progression vers les premières places du syndicat du crime est contée très brillamment, avec, de surcroît, une parfaite vraisemblance. Si l’on admet, tout au moins, que ces carrières là, déroulées à coup d’assassinats et d’horreurs ne peuvent prospérer qu’avec une part de chance. Tony Montana en aura sa part lors de sa première transaction avec les Colombiens, dans un hôtel modeste de Miami mais il n’est pas de pinacle atteint sans une veine insolente. C’est du moins ce qu’estimait notre vieux camarade Napoléon Bonaparte.
Seulement si, la chance cueillie, on n’en fait rien, il y a toute chance qu’elle s’éloigne au fil de l’eau, belle ensorceleuse infidèle. Il faut donc la verrouiller et, puisqu’on a gagné la mise, ne pas s’en contenter. C’est exactement le sens de la voracité de Montana. Jusque là, finalement, le spectateur naïf (dont je suis) parvenait presque à éprouver de la sympathie pour le jeune homme ambitieux, comme le veulent les procédés littéraires ou cinématographiques éprouvés qui marchent presque à tous les coups.
Cette fabuleuse insatiété – que reproche à Montana son ami et lieutenant Manny Ribera (Steven Bauer) qui voudrait bien se poser au soleil et vivre tranquillement le reste de son âge – est son miel et son carburant. La cocaïne, désormais injectée par kilos, empêche de songer davantage.
Revenons à notre regretté Napoléon : La place de Dieu, je n’en voudrais pour rien au monde, parce que c’est un cul-de-sac, disait-il. On n’a guère mieux représenté l’angoisse et le froid ressentis lorsque, parvenu sur la cime, on aperçoit derrière soi, le gouffre d’une vie manquée, devant soi, la décrépitude et la mort (Montherlant).
Mais je trouve que ce tiers là du film, où Tony constate qu’il a saccagé tout ce qu’il aimait ou aurait pu aimer, est nettement plus faible. Pourtant Michelle Pfeiffer, qui interprète Elvira, la femme que Tony a arrachée à son ancien boss, outre d’être drôlement canon, a un jeu d’une grande subtilité et parvient en quelques scènes à faire sentir son épuisement et son dégout de la vie. Mais Gina, la sœur de Tony (Mary Elizabeth Mastrantonio) ne fait pas le poids (moins l’actrice que le rôle). Et puis les soudains scrupules de Montana qui épargne la femme et les enfants de l’homme qui allait dénoncer les trafiquants de drogue et leurs complices à la tribune de l’ONU, ces scrupules de dernière minute me semblent bien peu plausibles, d’autant que rien ne les laissait présager. S’ensuit le massacre final, scène de bravoure trop longue où Brian De Palma (aidé, paraît-il par Steven Spielberg sur le coup) a voulu terminer en bouquet final et démontrer une virtuosité qui ne s’imposait pas.
La grande violence qui règne pendant tout le film a, dit-on, fasciné des générations de sauvageons de banlieue qui ont trouvé dans la cruauté de Montana, la vulgarité des tenues dépoitraillées des gangsters et le mauvais goût immonde de leurs appartements des modèles à admirer. (Au fait pour qui voudrait se meubler comme les truands, voici une adresse : http://www.claudedalle-romeo.com/html/sh(..) ; chaque fois que mes pas m’amènent près de la Bastille, je m’arrête, stupéfait d’horreur).
Toujours est-il que le film de Brian De Palma a ouvert la voie à l’océan de grossièretés (je crois qu’il y a des puristes qui ont compté le chiffre sidéral de Fuck et ont monté un clip qui dure deux minutes à lui tout seul) et de cruautés qui a déferlé depuis 1983 sur les écrans. Après tout, pourquoi pas ? Comme dans Truands de Frédéric Schœndœrffer, il est bon que les honnêtes gens voient que les gangsters ne sont pas les doux pépères de Touchez pas au grisbi.