Se débattant seul dans les entrailles du pays…
Tous ceux qui se sont vertueusement indignés de la violence et de la sauvagerie d’Irréversible doivent savoir que le film-scandale de Gaspar Noé peut passer, à côté de Seul contre tous, pour une aimable calembredaine éthérée, malgré le viol de Monica Bellucci et le défonçage à l’extincteur du violeur par Albert Dupontel.
Que les belles âmes se rassurent, ou taisent leurs sanglots : Noé, ainsi qu’il le dit dans le commentaire de son film, n’entend rien dénoncer ; il affirme simplement que la vie est comme ça.
En tout cas certaines vies.
Soit ce qui est exposé dans Carne et récapitulé au début de Seul contre tous : un type fruste, honnête, dur au mal, enfermé dans son passé, garrotté dans son présent, conscient de son absence d’avenir. Un type qui a connu un sale début de vie : abandonné par sa mère à deux ans, en 1941, père résistant communiste mort en déportation ; violé à l’adolescence. Devenu boucher chevalin ; à force de travail et d’économies sou par sou, achète sa boucherie. A une fille, Cynthia (Blandine Lenoir), d’une femme qui les abandonne elle aussi. La fille est mutique, légèrement débile. Le boucher (Philippe Nahon) la couve et l’aime. Peut-être un peu trop fort. A l’adolescence, se méprend et prend pour un viol la survenue des règles de Cynthia. Tolchoque passablement le présumé violeur. Fait de la prison. Est obligé de vendre sa boucherie. Rencontre une patronne de bistrot (Frankie Pain) dont il devient l’amant et qui lui propose de quitter Paris pour reprendre une boucherie dans le Nord, dont elle est originaire. Comme elle est enceinte, ce sera d’autant plus une nouvelle vie. C’est là que Carne s’achève.
Avant meilleur établissement, les tourtereaux vont aller vivre un temps chez la mère (Martine Audrain) de la bistrote. Le couple se dégrade à toute allure, déjà qu’il n’était pas très solide… Aigreur, exaspération, haine mutuelle. Le boucher ne veut pas de l’enfant à venir. Jalousie, racontars, reproches. Le boucher manque tuer à coup de pieds et de poings la mère et la fille. Assurément, il règle son compte au fœtus (Ton bébé, c’est plus qu’un bout de viande éclatée…). Il récupère un revolver conservé on ne sait pourquoi par la vieille et s’enfuit à Paris.
Il n’a plus un sou, ou très peu. Hôtel borgne, quête d’un boulot, démarches humiliantes auprès de copains qui pourraient prêter un peu d’argent. Mais le boucher n’était pas très liant ; et puis le quartier qu’il connaît n’est pas très reluisant.
Je ne raconte pas la fin, mais comme nous ne sommes pas dans un film de Frank Capra, on perçoit aisément que ce ne sera pas particulièrement gai.
Un bloc de haine a écrit le critique du Journal du dimanche lors de la sortie du film, couronné de tas de prix dans des tas de festivals et salué par des tas de gens. Et sûrement détesté par bien davantage.
Tourné dans des friches, dans des franges de la ville, le long de murs d’usines interminables, sous des ponts, des échangeurs, des rues désespérantes, Seul contre tous est glauque, nauséeux, fait de couleurs merdeuses comme la vie du boucher est une pauvre vie de merde, une vie de survie où, comme il le dit, les erreurs, on ne les rattrape pas, on les additionne. Il ya une grande violence ; violence des comportements, évidemment, mais aussi de pensée, avec une écriture méchante, désespérée où les mots sont désossés comme le boucher désosse les carcasses. Grande violence rendue encore plus forte parce que Gaspar Noé ne donne jamais dans le pathétique, dans le mélodramatique, même si le résumé ci-dessus peut en donner l’impression. C’est bien plus brutal, plus accablant, plus terriblement vrai. C’est du Houellebecq en moins distancié, moins froid, mais tout aussi sordide, le lumpenprolétariat du cinéaste prenant chez le cinéaste la place que les classes moyennes subalternes occupent chez l’écrivain.
Philippe Nahon en boucher renfermé, pas plus mauvais qu’un autre mais traqué par sa propre existence et rendu paranoïaque par son enfermement affectif, est absolument prodigieux. Il écrase d’un talent magnifique une distribution par ailleurs excellente, qui comporte aussi de très nombreux non professionnels trouvés ici et là par Noé qui, les laissant improviser sur un canevas, leur a permis d’être souvent bouleversants de naturel.
Quelques tics du réalisateur, repris plus tard dans Irréversible (scansions lourdes et sonores des séquences, comme des couperets qui tombent, intertitres à vocation informative ou pédagogique, gros plans de visages, lumières sales) peuvent sembler un peu agaçants, mais trouvent finalement leur justification par la désespérance qu’ils suscitent.
Monde sans Dieu, sans justice, sans amour, sans clarté. L’homme vu le plus bas possible a dit du film Bertrand Blier, qui n’est pas précisément un auteur candide… C’est tout à fait ça.