Perplexité.
C’est tout de même très curieux : voilà un film (en diptyque) d’un grand bonhomme du cinéma mondial (Lion d’or à Venise pour Urga ; grand prix du Jury à Cannes et Oscar du meilleur film étranger pour Soleil trompeur), mais qui, parce qu’il a reçu la marque infâmante d’être réalisé par un ami proche du Président Poutine et même d’apparaître comme une apologie de Staline (article du Monde d’avril 2010), voilà un film, donc, qui est présenté comme une daube et qui est quasiment boycotté partout (est-il seulement sorti en France sur grand écran ? notice minimale sur Wikipédia, édition très tardive du triple DVD reprenant les trois films). Y a pas à dire, la pensée unique a de beaux jours devant elle.
Mon agacement dit, que penser de Soleil trompeur 2 ? J’ai aimé et j’aime passionnément le premier film, où absolument tout est réussi, poignant, tendre, pathétique, désespérant et d’une beauté grave magnifique. Avant de passer aux deux films suivants, je me le suis encore regardé, le revoyant pour la sept ou huitième fois sans doute. Toujours aussi ému, toujours aussi emballé.
Deuxième époque : Soleil trompeur 2 : L’Exode, plus de 2h30 (et je crois que la version présentée en Russie est plus longue encore) ; des moyens considérables en matériels et en figurants, certainement comparables budgétairement et spectaculairement aux plus grosses productions de Hollywood, des scènes admirables, des folies spécifiquement slaves, l’irruption du baroque et du grotesque au sein du drame, la lumière irisée des immensités d’été et la lumière terne des interminables hivers ; l’incroyable capacité russe à faire le gros dos, à supporter les pires conditions, à laisser passer l’orage et à se relever, comme l’ont constatés, à leurs cuisants dépends MM. Napoléon Bonaparte et Adolf Hitler.
Mais je crois que, fondamentalement, Nikita Mikhalkov a eu tort et s’est égaré en voulant donner une suite non pas à Soleil trompeur (Soleil trompeur, c’est la révolution bolchevique), mais aux personnages de Soleil trompeur. Parce que d’une atmosphère tchékovienne, à la fois douce et triste, résignée et sereine du premier film, atmosphère encore rendue plus désespérée par la terreur et le fanatisme qui règne en sous-main mais en présence permanente lors des procès de Moscou, en 1938, il entre dans une fresque maximale où il ne retrouve pas tous ses personnages.
Je ne sais si ce que j’écris sera compréhensible pour ceux qui n’ont pas vu le film initial et je crains que non. Je peux certes admettre qu’il était tentant pour Mikhalkov de reprendre tous ceux qu’il avait posés : le général Kotov (le réalisateur lui-même), sa femme Maroussia (Ingeborga Dapkunaïte), sa fille Nadia (Nadezhda Mikhalkova), le traître (c’est plus complexe que ça) Mitya (Oleg Menshikov) et même d’autres acteurs du premier film et de les mêler, dans une intrigue aboutie à la grande histoire, celle de la lutte farouche du peuple russe contre l’envahisseur allemand, et celle de la folie stalinienne et de son invraisemblable cruauté.
On comprend très bien l’ambition et on en verra quelques bonheurs tout au long des deux épisodes ; mais on demeure perplexe et on se dit que le cinéaste n’est pas absolument parvenu à caler son discours, à nouer ses nœuds, parce que le clivage entre les scènes et sentiments intimes et les épouvantables horreurs de la guerre est trop fort et que les deux orientations ne parviennent pas totalement à s’interpénétrer.
J’y reviendrai dans mon message sur le dernier volet, La Citadelle, qui recèle tous ces défauts. Dans L’Exode, il y a des séquences d’une beauté exceptionnelle et d’une totale cruauté, celles de ce champ de bataille ravagé, semé de morts sanguinolents, dont la caméra découvre l’immensité ou celle de la séquence finale lorsque, devant un pauvre petit soldat de 18 ans, qui n’a jamais vu des seins de fille et le lui demande comme une dernière grâce, Nadia ouvre sa vareuse. Et dans un travelling arrière éclatant, on recule sur un paysage d’usine détruite et déchiquetée d’où émerge seulement la petite tâche des jeunes gens dont le garçon percé de blessures et qui se vide de son sang par dix plaies entrevoit à la fois la laideur de la mort et la beauté des femmes…