Le grave défaut de Soudain l’été dernier est d’être adapté d’une pièce de théâtre, extrêmement brillante et dense. Je sais bien que l’œuvre à fortes connotations autobiographiques de Tennessee Williams a été retravaillée par Joseph Mankiewicz et Gore Vidal mais les pièges de la scène sont toujours là : c’est verbeux et artificiel. Ou plutôt doit-on dire que ce qui peut fonctionner dans le cadre artificiel du théâtre, avec la magie que certains affectent à cette forme d’expression ne va pas du tout au cinéma où la moindre incongruité se remarque. Comment dire ça plus clairement ? Eh bien par exemple la voix forcée – fût-ce pour un passage censé être chuchoté – sur les planches apparaîtrait immédiatement ridicule et incongrue sur l’écran : il n’y a qu’au cinéma que Cyrano peut souffler à Christian les mots d’amour qu’il destine à Roxane : au théâtre il est bien obligé de les proférer suffisamment fort pour que les spectateurs du dernier rang entendent.
Soudain l’été dernier offre une intrigue sophistiquée, raffinée, intelligente où se mêlent diverses orientations assez poisseuses. Amour presque incestueux de la richissime Violette Venable (Katharine Hepburn) pour son fils Sébastien, parasite délicat qui prétend à la poésie. Déni par la mère de l’homosexualité de son fils et de l’usage qu’il fait d’elle, de sa beauté et de sa richesse, pour attirer des gitons dans ses filets. Peur du scandale de mœurs que pourrait susciter Catherine Holly (Élizabeth Taylor), nièce de Violette et cousine de Sébastien si elle contait les exactes circonstances de la mort du jeune homme alors qu’elle était trimballée en Italie du Sud comme appât à ragazzi par le jeune homme en remplacement de sa mère jugée trop flapie. Traitement dangereux et inefficace des maladies mentales par lobotomie. Répugnante avidité de la mère et du frère de Catherine qui la sacrifieraient volontiers contre un joli chèque. Avidité parallèle du directeur de l’hôpital psychiatrique qui se laisserait mêmement acheter…La première demi-heure du film de Mankiewicz est lourde et artificielle : il s’agit de présenter les personnages et de poser l’intrigue. De fait, c’est presque uniquement dialogué entre les protagonistes et ce dialogue est un peu emphatique, sonne assez faux.
La dernière demi-heure est tout aussi artificielle, mais, de surcroît, absolument ridicule : tous les personnages sont regroupés dans la grande demeure de Violette Venable ; et Catherine (Liz Taylor) sous l’emprise d’un sérum de vérité que lui a injecté le bel et noble Docteur Crukowicz (Montgomery Clift) raconte les derniers instants de la vie de Sébastien, déchiqueté par les gamins dont il a abusé, et non victime d’une attaque foudroyante, comme veut le croire – et le faire croire – sa mère. Mankiewicz a malheureusement cru devoir accompagner ce récit haletant et révélateur, qu’on peut bien imaginer sur la scène d’un théâtre, d’images en flashbacks qui prétendent recréer les dernières minutes mais surprennent par leur incongruité.Ce sont là typiquement des pratiques théâtrales : l’exposé initial du sujet et la confrontation finale avec tous les personnages. Et ce côté terriblement fabriqué est peu supportable au cinéma.
Heureusement l’heure centrale du film est de toute beauté : le réalisateur paraît se rappeler qu’il réalise un film, que sa caméra peut bouger, s’insinuer, découvrir, qu’il peut procéder à des ellipses, des allusions, faire appel à la participation intelligente du spectateur par des images. Il y a deux séquences absolument formidables, parallèles, si l’on peut dire, où la malheureuse Catherine, poussée à bout, se retrouve au dessus de deux fosses effrayantes : celles où sont parqués les fous, les hommes d’abord et leurs lippes dégoulinantes de désir et de violence, les femmes, plus tard et leurs regards narquois, jaloux, immondes…
Et puis il y a les formidables acteurs ; Montgomery Clift, d’abord, parfait dans le rôle du médecin incertain, fasciné par Catherine, la patiente qu’on le presse d’opérer pour la faire taire et qui en devient peu à peu amoureux ; qu’il ait été lui-même homosexuel dans l’atmosphère étouffante et répressive des États-Unis d’alors, qu’il ait pourtant entretenu une amitié profonde, qu’on a dit chaste avec Élizabeth Taylor, n’est sûrement pas sans incidence sur la qualité de son jeu. Taylor, précisément, d’une beauté à couper le souffle, qui parvient presque à faire sentir à la fois l’amnésie passagère qu’elle éprouve et la clairvoyance de son regard. Et puis la grande Katharine Hepburn tour à tour autoritaire, séductrice, illuminée…Un excellent film à qui il ne manque que de s’être un peu davantage débarrassé de vieux oripeaux théâtraux.