Que faire d’un volcan ?
Roberto Rossellini reçoit en 1948 une lettre d’Ingrid Bergman, déjà grande star, qui a beaucoup admiré Rome, ville ouverte et Paisa. Le réalisateur allie une immense rigueur intellectuelle et artistique à un goût débridé du plaisir. Qu’est-ce qui peut arriver, à ces deux-là dont les mariages sont déjà flageolants ?
On ne m’ôtera pas de l’idée que l’image du volcan, métaphore de la passion, s’impose dès l’abord au réalisateur. Reste à en tirer un film.
Un volcan. Aux temps où on ne voyageait pas encore facilement d’un bout à l’autre du vaste monde, les volcans proches suffisaient à attiser nos peurs juvéniles et on était marqué par les récits de la catastrophe qui avait anéanti Pompéi et produit les vestiges les plus spectaculaires du monde antique. On n’imaginait pas une seconde aller rendre visite au piton de La Fournaise ou au Krakatoa et le Vésuve nous laissait à peu près aussi en paix, malgré ses solfatares, que les croupes paisibles des puys d’Auvergne depuis longtemps endormis. Mais l’Etna ou le Stromboli, c’était autre chose !
Quoi de plus spectaculaire que l’île désolée, perpétuellement secouée par les convulsions de la vieille terre pour mettre en scène la nouvelle venue ? La mettre en scène et la mettre en valeur ? Écrit par Rossellini lui-même et son habituelle plume, Sergio Amidei, le scénario est habile, sinon tout à fait convaincant.
Comme il est bien difficile de faire de la Suédoise Bergman une fille d’Italie, elle devient Karen, une Lituanienne échouée dans un de ces camps de personnes déplacées que la Guerre a fait fleurir partout en Europe. Elle veut partir dans ce qui paraissait être, au lendemain du conflit, un merveilleux eldorado, l’Argentine, d’une bluffante prospérité jusqu’à ce que le démagogue Juan Peron la ruine. Mais ça ne marche pas. Elle accepte alors d’épouser Antonio (Mario Vitale), jeune soldat démobilisé qui va l’emmener vivre sur son île.
Quelle désolation que l’île et quel désarroi pour une femme intelligente, instruite, habituée à l’urbanité… Des maisons presque troglodytes, pas un arbre, une population fruste, une île sans rue, sans route, sans boutique, où les enfants marchent nu-pieds au milieu de maison dévastées, abandonnées par ceux qui ont eu la chance d’émigrer…
Karen est piégée, désespérée, son lit est une cage, sa maison est une prison. De toute force elle veut fuir. Ça passe d’abord par la révolte et le refus, les scènes faites à Antonio (J’appartiens à une autre classe, je ne peux pas vivre dans cette saleté, il faut beaucoup d’argent pour une femme comme moi !), puis par une apparente résignation, où Karen essaye de s’occuper, de décorer sa maison, de la rendre acceptable.
Mais comment se résoudre à vivre au milieu de l’hostilité générale pour cette étrangère, cette intruse qui n’est pas modeste, comment accepter le choc des sensibilités, l’indifférence des autochtones pour la souffrance animale, par exemple ?
Surtout avec qui parler, sinon avec le beau gardien du phare (Mario Sponza) ou le curé du village (Renzo Cesana) ; leur parler, c’est essayer de les séduire pour avoir n’importe quoi, de l’aide, de l’argent, afin de fuir. Et si le prêtre sait résister à la tentation, dans une scène d’une grande noblesse, le gardien n’a évidemment pas le même scrupule… ce qui, pour autant, ne lui apportera pas même le corps de Karen.
Pendant ce temps, la vie de l’île, immuable, se poursuit. Il y a une magnifique séquence de pêche au thon, où les poissons sont capturés comme immémorialement on le fait, au rythme des chants de labeur qui scandent la remontée des filets et des harpons qui les happent. Il y a une éruption volcanique à la fois violente et banale. C’est à cette occasion que Karen va s’enfuir en gravissant la montagne.
Pour trouver quoi, de l’autre côté du volcan ? La fin est ouverte, et d’autant plus angoissante, de cette femme sans chaleur, sans tendresse qui supplie Dieu de la sauver. La question est qu’on ne sait de quoi. Peut-être de sa vie, tout simplement.