Alors, comme ça, on dirait que Pépé s’en est sorti…
Alors comme ça, une supposition que Pépé le Moko soit passé entre les griffes de l’Inspecteur Slimane (le cauteleux Lucas Gridoux), ait pu rejoindre, dans le port d’Alger la belle Gaby (Mireille Balin) et soit revenu à Paris.
Il a mis Gaby à tapiner sur le bitume (elle a accepté parce qu’elle est folle de lui) puis, dès que l’affaire a commencé à tourner rond, il l’a installée dans ses meubles, avec un ami sérieux au début. Dès qu’il a eu des fonds un peu plus importants, il l’a placée à la tête d’un bordel de luxe, type Le Chabannais ou le One-Two-Two, a investi dans la contrebande de cigarettes, la traite des blanches, la cocaïne, avec un soupçon de racket.
Miracle ! La guerre est arrivée. Pépé a fricoté avec la Wehrmacht, mais surtout avec les gens du Marché noir, les gros ferrailleurs louches du type Joanovici ; il s’est appuyé sur une bande de chouettes copains : Carbone et Spirito à Marseille, Bony et Laffont dans la Capitale. Là, il a commencé à avoir une vraie surface.
Mais les meilleures choses ont une fin, et, à la Libération, il a dû claquer un maximum de fric pour qu’on l’oublie un peu. Et puis de nouveaux types sont arrivés sur le marché, des jeunes, plus actifs, plus violents aussi peut-être : Pierre Loutrel, dit Pierrot le fou, ou René Girier, dit René la canne.
Pépé est devenu Max. C’est plus respectable et ça permet de se faire oublier de bien du monde, (d’autant que Gaby, tondue en 44, est devenue folle). Mais enfin, en 1954, Max est un nom reconnu sur la place ; un type sérieux, avec qui il n’y a pas d’embrouille, un type fidèle en amitié, qui traîne toujours avec lui son vieux copain Riton (René Dary), qu’il a connu à la Communale, et retrouvé à la prison du Cherche-Midi.
Et c’est là que Jacques Becker commence son film ; sur l’éternelle histoire du truand las et presque rangé qui, par la pente naturelle des choses, fait son dernier coup avant de se retirer à la campagne (ça fonctionne toujours fort bien, de Bob le flambeur à La Horde sauvage).
Toute la génération de Max est installée bourgeoisement, la palme allant à Pierrot (Paul Frankeur), qui gère en père tranquille son cabaret, en compagnie de Marinette (Gaby Basset qui, entre parenthèses est la première femme de Jean Gabin, qu’il n’a jamais laissée tomber). Remarque-t-on bien la dégaine de Pierrot ? On pourrait presque voir ses charentaises ! On voit bien, en tout cas, son gilet de laine, peut-être tricoté maison : il y a du Rouergat, dans cet homme ! Et l’oncle de Max, Oscar, le receleur (Paul Oettly) ! Est-ce qu’on ne pourrait pas l’imaginer en assureur prospère, ou en bijoutier en chambre ?
Mais il y a des jeunes loups aux dents d’autant plus longues qu’ils sentent que leur tour est venu, et que la génération précédente va décrocher, qu’elle est fatiguée, qu’elle se couche avant minuit, malgré les minauderies intéressées de ces dames, Lola (Dora Doll) et Josy (Jeanne Moreau) qui se trémoussent maladroitement dans des boîtes de nuit ringardes avant d’aller rejoindre leurs mecs. D’ailleurs Josy a bien compris que la main passe, que Riton s’endort trop vite et que des types comme Angélo (Lino Ventura) vont prendre le jeu à leur compte.
M’sieur Angélo, d’ailleurs, s’il a un peu la même dégaine, la même carrure que M’sieur Max n’a pas les mêmes scrupules, les mêmes réserves : c’est du brutal, du sauvage, même ; et c’est comme ça qu’il ne paraît pas frappé par cette sorte de fatalité populiste transportée depuis l’Avant-Guerre.
Cela étant, il faudrait se garder, mus que nous sommes par l’empathie pour ces personnages de quinquagénaires adoucis, il faudrait se garder d’oublier que ce sont tout de même de franches canailles qui trafiquent de la drogue, filent des mandales à leurs régulières dès qu’elles bougent un cil de trop, et dézinguent à tout va dès que leur territoire est abordé par des malfaisants ou – naturellement ! – dès qu’on approche de leur grisbi, qu’ils considèrent presque comme un comptable de Romorantin ferait des économies placées en Bons du Trésor d’une vie parcimonieuse.
Dès qu’on touche au grisbi, les loups se réveillent : à preuve l’excellente scène où Fifi (Daniel Cauchy), le demi-sel vicelard, est descendu dans sa cave à coup de pompes et de claques par le bon Pierrot, qui sort ensuite la grosse artillerie. On a beau avoir bon cœur, ouvrir un compte à un jeune truand dans le besoin au restaurant de Mme Bouche (Denise Clair), cultiver la fraternité d’arme et aller chercher le vieux pote Riton qui ne fait que des conneries, on a beau apparaître plein des valeurs de la pègre à la Simonin, dès qu’on touche au grisbi, ça rigole plus du tout !
Ce film-là, qui marque le puissant retour d’un Gabin – qui n’avait eu que le tort de faire une guerre courageuse ! – au Panthéon du cinéma français, Panthéon qu’il n’a toujours pas quitté, ce film-là est une merveille, dans son noir et blanc chatoyant du désert de Pigalle.
Et si vous ne croyez pas que Max est la réincarnation de Pépé le Moko, regardez à nouveau les premières images du film : ça se passe chez Bouche, et joue une romance sirupeuse de Tino Rossi, comme avant-guerre ; Max se lève, met une pièce dans le juke-box… et c’est la parfaite mélodie à l’harmonica composée par Jean Wiener qui s’élève : Max a enterré Pépé…