Je me rends compte que je ne connais pas tellement le cinéma de Krzysztof Kieslowski. Parce que, filmant les rudes conditions de la Pologne accablée du communisme, il me rebutait ? Parce que, changeant de ton et de manière, il commençait à réaliser des films trop complexes et originaux ? Parce que la brusque, presque brutale faveur de l’Occident l’avait saisi et promu au sommet, l’avait adulé ? Parce que, son œuvre accomplie, il l’avait conclue en décidant de se retirer des écrans, puis en se faisant manger par de sales problèmes cardiaques qui auront sa peau assez vite, en 1996, à l’âge peu respectable de 54 ans ? Un peu de tout ça et surtout une sotte réticence à aller découvrir autre chose que ce qui existe.
Quelle sottise ! J’ai beau trouver que le cinéaste est rugueux, souvent hermétique, toujours difficile d’accès, je suis bien conduit à reconnaître que tout ce que j’ai vu de lui m’a intéressé. Pas toujours emballé, pas toujours séduit, pas toujours émerveillé, mais jamais agacé, déçu ou ennuyé. C’est comme ça : on a beau ne pas toujours marcher, on se laisse volontiers aller à cette intelligence aiguë, cette subtilité des récits et même à cette façon de filmer, souvent un peu brutale, un peu agitée, un peu systématique mais pourtant admirablement adaptée au récit.
De ce que je comprends et lis ici et là, de ce que j’ai regardé, aussi, je me rends compte que Kieslowski est fasciné par – au moins – deux données primordiales de l’existence des Hommes : les mystérieux ondoiements du hasard et aussi les correspondances inimaginables entre les destins. Il mélange tout cela avec une grande élégance, une grande fluidité. On peut, bien entendu, crier au procédé. Et de fait il y a dans Le hasard, qui date de 1981 et Trois couleurs : Rouge certaines identités, certaines constances. Et alors ? pourrait-on dire.
Une très jolie fille, Valentine (Irène Jacob, réellement magnifique), étudiante et mannequin, soit amoureuse, ou dise l’être, d’un Michel qu’on ne verra jamais, rencontre très fortuitement Joseph Kern (Jean-Louis Trintignant), vieux magistrat atrabilaire parce qu’elle a renversé et blessé Rita, la chienne du vieux monsieur. Les deux solitaires se regardent, se méfient, se jaugent ; ils savent bien qu’ils ne sont ni du même monde, ni du même temps. Le vieillard passe son temps à écouter les communications téléphoniques de ses voisins. Il ne s’en cache pas le moins du monde : de ses anciennes fonctions, il a acquis la conviction que les petits tas de secrets de chacun sont la norme et que ces secrets-là n’ont pas beaucoup d’importance puisque, finalement, tout se saura et tout dévastera la façade.
Naturellement Valentine est indignée par ce cynisme affiché, proclamé, revendiqué ; mais elle ne peut pas non plus n’être pas fascinée par la posture du vieil homme. Et puis, parallèlement, une autre intrigue se dévoile : celle d’Auguste (Jean-Pierre Lorit), brillant juriste qui prépare avec soin ses derniers examens et de son amie Karin (Frédérique Feder), qui a créé une sorte de site de météo personnalisé. Ces deux-là paraissent filer le parfait amour. Et il n’en est rien.
Voilà un film qui montre les apparences : l’histoire fantasmée de Valentine et de son amoureux Michel qui, lorsqu’il appelle au téléphone, apparaît à la fois distant, possessif, jaloux, suspicieux, insistant, désagréable ; celle, plus grave, de Valentine qui se préoccupe de la solitude de sa mère et de la dérive de son frère, drogué jusqu’à l’os ; celle, bien sûr, de Joseph Kern, le juge intrusif, amer, dégoûté de tout mais qui semble retrouver avec Valentine, la femme jadis aimée et qui lui a été volée par un autre.
Et puis voilà ; une fois lâchées les prémisses, l’histoire évolue comme il se doit. Valentine et Joseph engagent une relation bizarre où chacun des deux se demande si, avec vingt ans de moins, avec vingt ans de plus, il n’y aurait pas eu quelque chose de bien beau à vivre. Karin trompe Auguste et trouve un homme qui va mieux lui aller. Et tout se monde se retrouve dans une tempête affreuse sur la Manche qui conclut la trilogie Bleu, Blanc, Rouge d’une façon un peu ridicule. Mais il ne faut pas vraiment s’attacher à cette conclusion artisanale.
Rouge est un très beau film, sensible et prenant.