Un voyageur solitaire est un diable.
Je ne suis pas tout à fait certain (et même pas certain du tout) qu’Un condamné à mort s’est échappé va me réconcilier avec le cinéma de Robert Bresson, réalisateur révéré et respecté à peu près au rang de l’ennui rigoureux qu’on ressent en voyant ses œuvres. C’est à peu près comme les pièces de théâtre qui sont interprétées sur les scènes nationales, c’est-à-dire les salles subventionnées par l’État : généralement on s’y enquiquine tellement qu’on n’ose qu’à peine le dire, de façon à demeurer dans le trip du groupe d’amis (du groupe de relations, plutôt, l’amitié, c’est autre chose) qui vous a trimballé aux Amandiers, à Nanterre ou à la Colline, du côté du cimetière du Père La Chaise.
Cela dit, qui confine à la polémique, reconnaissons à ce récit d’évasion quelques mérites et notamment à son dernier quart d’heure de placer le palpitant à la bonne température : l’évasion du lieutenant résistant Fontaine (François Leterrier) et de sa pauvre loque de codétenu François Jost (Charles Le Clainche) de la prison militaire de Monluc à Lyon, en 1943 est décrite avec une fidélité et une honnêteté exemplaires : on ne perd rien des moindres efforts consentis par le lieutenant pour élaborer les recettes de l’évasion, les réaliser et in fine les exécuter de façon à la fois héroïque et miraculeuse. On suit avec constance et passion les mille difficultés du projet, ses incertitudes et les angoisses qu’il suscite, les difficultés invraisemblables de sa réalisation, les incertitudes de sa concrétisation.
Mais si je dis que, dans ce domaine assez exploré du cinéma, je préfère bien évidemment Le trou de Jacques Becker, film à peine postérieur de quatre ans, qui me contredira ? On pourra me dire, le nez en l’air, que les situations ne sont pas du tout comparables, que les prisonniers de la Santé ne risquent pas leur peau comme ceux du Fort Monluc, qu’ils sont multiples alors que le lieutenant Fontaine, presque jusqu’au bout, est dans une grande solitude. Certes ! Je ne dis pas le contraire et je reconnais au film de Robert Bresson une grande sécheresse et une grande hauteur de vue ; c’est sa peau que le lieutenant joue et même un peu davantage : celles des camarades de son réseau que les Boches aimeraient bien découvrir.
N’empêche que sur la seule graduation dramatique et thématique, on accroche moins. À force d’austérité, de retenue hiératique, de maintien guindé, Robert Bresson ne se place-t-il pas à côté, à part, au loin de son sujet ? Un carton, d’entrée, donne le ton du film : Cette histoire est véritable. Je la donne comme elle est, sans ornements, écrit le metteur en scène. Certes et on est tout prêt à suivre et à admirer l’aventure glacée de ce Résistant de la bonne époque qui – histoire vraie – parvint à s’évader d’une forteresse jugée inexpugnable. On aimerait y retrouver les exaltations de la geste héroïque de la Résistance, de La bataille du rail à L’armée des ombres. On veut bien, d’ailleurs, qu’il n’y ait pas même trace de romanesque, de sentimentalisme, d’exaltation patriotique : après tout, ce qui se joue là, au niveau considéré, c’est la vie d’un homme. Et il n’est pas mauvais que l’écrasante monotonie de l’existence carcérale soit illustrée par la récurrence presque obsédante des rituels obligés de la, prison : le réveil, la clef du geôlier qui tourne dans la serrure, la sortie des cellules, la mise au garde-à-vous, le vidage humiliant et indispensable des tinettes (les seaux hygiéniques) dans le cloaque de la cour. Oui, tout cela donne cette impression glaçante qui nous enserre encore davantage dans la prison.
Mais enfin à force de détachement, de prise de distance, de glaciation, Robert Bresson ne nous éloigne-t-il pas des battements de cœur de la vie ? Cinéaste catholique, dit-on de lui ; sans doute et marqué par la présence obsédante du péché et de la difficulté d’accueillir la grâce. Mais cinéaste d’une singularité catholique, le jansénisme, corseté, fermé au monde, à la bienveillance et à l’indulgence, religion de froidure et de rigueur dont on peut admirer certaines hautes aspirations, mais frémir devant son éloignement du monde.
Du simple point de vue cinématographique, le film, dont le titre, assez médiocre, aurait bien dû être, comme envisagé, Le vent souffle où il veut, est aussi d’une grande perfection retenue. La moindre orientation, la moindre lumière, le moindre souffle sont contrôlés, réglés, organisés. Peu de place pour l’émotion, moins encore pour l’exaltation. C’est Port-Royal regardant Louis XIV avec hauteur.