Théâtre du sang
Un Roi sans divertissement, c’est une œuvre originale, assurément. Écrit et dialogué par Jean Giono, il n’est, en fait, ni une illustration, ni une adaptation de sa première Chronique, ce genre qui – en étant un peu sommaire – est le début de la seconde manière de l’écrivain, celle du regard narquois, cruel, grinçant sur les hommes, après l’exaltation lyrique, presque naïve, des romans d’avant-guerre.
Le film est presque une réécriture du livre, un regard différent posé sur un récit énigmatique, plein d’ellipses et de non-dits, qui parait commencer en histoire policière pour évoluer vers une exploration des territoires dissimulés noirâtres de l’âme humaine.
La contamination de l’ennui, la fragilité des équilibres, la conviction qu’il faut peu à l’Homme pour basculer du côté criminel de sa nature, voilà la racine de la pensée de Giono ; On a rarement considéré l’ennui comme la charge la plus lourde de la condition humaine ; c’est pourtant pour le fuir qu’on se jette dans les passions écrit-il dans Le désastre de Pavie ; et encore dans De Homère à Machiavel : L’Univers n’est que de l’ennui en expansion. S’en distraire, voilà la grande affaire.
Fin du règne de Louis-Philippe, vers 1843/44. Plateau du Trièves, zone de transition entre le Dauphiné et la Provence. « Nous avons trois mois de blancheur pure » lorsque l’hiver envahit l’espace. Peu de choses à faire, mais surtout rien du tout à voir : tout est étouffé par la neige insupportable et totale.
Dès lors, il faut réaliser, avant tout, un film en couleurs sans couleur ou, plus exactement où la couleur, quand elle interviendra ne sera pas adjacente et moins encore décorative ; c’est là qu’il faut, d’ailleurs, saluer le travail stupéfiant du directeur de la photographie, Jean Badal (qui vient de mourir) qui a su traduire exactement les intentions de Jean Giono et de François Leterrier. Dans cette aventure d’hiver et de sang, l’écran s’ouvre sur un long plan d’une blancheur infinie où n’apparaît que très tard, infime et se rapprochant lentement, un point noir qui est un cavalier qui chemine lourdement vers une massive demeure grise. Viennent quelques touches rouges dans cet océan blanc et gris, gris terreux, gris noir, gris vert, gris brun, gris bleu. Dans la déréliction universelle, pour qui ne se contente pas de la seule animalité de la vie, qu’est-ce qui reste, sinon le sang et le meurtre ?
- Comment appelles-tu l’amour, Clara ?
- Pas l’amour, Monsieur le Procureur, la bête à deux dos : le théâtre du pauvre.
- Prenez-en un qui ne s’en contente pas et vous aurez le théâtre du riche ou, plus exactement, comme il s’agit d’âme, le théâtre du roi : le sang.
C’est prendre un bien grand risque. Et c’est immédiatement après qu’il a exécuté, sans jugement, l’assassin (M. V, V comme Voisin, précisait toujours Giono, qui s’est laissé prendre sans difficulté parce que tout dans le crime lui est divertissement, même le châtiment), que Langlois sent monter en lui l’envie de tuer, qu’il trompe – mal – en coupant le cou d’une oie et en regardant, fasciné, son sang vermeil éclabousser la neige et qu’il règle en se suicidant. C’est sans doute là que le film bute un peu. Le roman laisse plusieurs années à Langlois pour être pénétré par l’ennui et aller s’asseoir au fond de son jardin fumer une cartouche de dynamite. Le film précipite les événements et les rend un peu moins convaincants. Mais Un Roi sans divertissement demeure admirable, austère, glacial, sombre. Aux acteurs déjà cités, il faut ajouter Albert Rémy, le maire du village et René Blancard, son curé.
Le DVD est une merveille de qualité technique et présente les suppléments les plus passionnants que j’aie jamais regardés, sur la genèse du film, son passage de l’écrit à l’image, son tournage, etc.