Tout finit bien puisque tout finit…
Je ne suis pas féru le moins du monde de théâtre et je ne supporte guère, au cinéma, les adaptations de pièce que lorsque le réalisateur fait virevolter ses comédiens d’un bout à l’autre de l’écran. On a jadis écrit, à propos de Marius ces phrases très éclairantes qui définissent parfaitement ce que je pense : Il y a cette mobilité qui n’appartient qu’au 7ème art qui permet d’être dans la scène et non simplement devant. La caméra « prend du champ » ou, au contraire, « resserre » le plan autour des protagonistes selon les besoins d’intensité dramatique du moment. La lumière, si difficile à maîtriser au théâtre, est ici une alliée « objective » dont la variation subtile est un langage en soi. En d’autres termes, si j’ai beaucoup aimé le Cyrano de Jean-Paul Rappeneau, c’est bien parce c’est aussi vraiment du cinéma.
D’où vient alors que j’ai tant apprécié la mise en scène par Louis Malle de la pièce d’Anton Tchekhov dans son ultime film ? Tchekhov, voilà un auteur que je n’ai pas du tout fréquenté, parce que, dans mon jeune âge, je m’étais endormi dans une salle surchauffée en y invitant pour voir La mouette une jeune fille qui s’était aussi ennuyée que moi et qui me l’a fait vigoureusement sentir.Eh bien, soixante ans plus tard, je me dis qu’il faudrait bien que j’aille faire un tour de ce côté.
Mon changement d’humeur est-il dû au talent de Louis Malle qui sait insérer du théâtre dans le théâtre – puisque le film raconte la répétition d’une pièce jusqu’à se fondre avec elle -ou bien par la qualité du récit ? J’y ai trouvé tout ce que j’aime de l’âme russe, sa mélancolie, son outrance, son génie poétique, sa musicalité. Au-delà des histoires et des périodes si différentes, j’y ai ressenti les constantes d’un réalisateur que j’admire profondément, Nikita Mikhalkov, le parfum des bouleaux, le grésillement léger des samovars, le tintement joyeux des grelots de la troïka…
Nous en sommes pourtant loin : dans un théâtre désaffecté, décrépit, rouillé de Manhattan, une troupe dirigée par Andre Gregory se prépare à interpréter Oncle Vania, une de ces pièces tristes où l’on sent le temps s’écouler sur le vertige des vies perdues à attendre on ne sait qui, on ne sait quoi, à se décevoir de soi-même et à se dégouter des autres.
Une propriété modeste, qui ne rapporte pas grand-chose, où végètent Sonia (Brooke Smith), très jeune fille et propriétaire nominale du domaine qu’elle gère avec son oncle Vania (Wallace Shawn). Y demeurent aussi la vieille maman méprisante (Lynn Cohen), la vieille nourrice dévouée (Phoebe Brand) et un parasite aimable, La Gaufre (Jerry Mayer). Et passe assez souvent le séduisant docteur Astrov (Larry Pine), dont Sonia est secrètement amoureuse. Amoureuse sans espoir, au demeurant, car elle est laide (mais elle ne l’est pas tant que ça dans le film).
C’est l’été et arrivent à la maison la gloire de la famille, le professeur Sebryakov (George Gaynes) père en premières noces de Sonia et mari de la ravissante et jeune Yelena (Julianne Moore). Les tensions montent par le simple mouvement routinier des jours.J’arrête le récit : on met à bouillir dans le samovar les regrets, les reproches, les frustrations, les lassitudes et à la fin on repêche ce qui reste : des regrets, des reproches, des frustrations et des lassitudes. Il n’y a même pas de tragédie, si ce n’est l’ennui profond des vies perdues. C’est ce que Sonia dit à son oncle, brisé, Tu n’as pas eu de joie dans la vie… Mais patience, oncle Vania, patience… Nous nous reposerons… Nous nous reposerons….
C’est superbe. Et d’une tristesse infinie.