Noir, c’est noir.
Le duo de garces absolues, mère et fille liées, est une des spécialités reconnues du cinéma français de la grande époque : il n’est que de citer Gueule d’amour (Marguerite Deval et Mireille Balin) ou Manèges (Jane Marken et Simone Signoret) pour en être convaincu. Voici le temps des assassins en est une autre illustration, présentant le visage charmant de Catherine (Danièle Delorme) et l’affreuse, abominable trogne hallucinée de Gabrielle (Lucienne Bogaert) comme les deux faces, angélique et diabolique, d’une même réalité monstrueuse.
Je ne vois pas grand chose à critiquer dans un des plus grands films du Duvivier d’après-guerre : regard presque documentaire sur le grouillement des Halles de jadis, à l’ombre de Saint Eustache, sur le foisonnement des petits et grands métiers, du simple grouillot à l’opulent mandataire (ah ! ce portefeuille dégoulinant de billets…), sur le mélange exceptionnel des clientèles, bouchers aux tabliers rougis de sang, provinciaux en goguette, gens du monde venant s’encanailler, hommes politiques traitant les affaires de la République.
En deux coups de crayon, Duvivier croque des attitudes, des silhouettes, des personnages. Même s’ils n’occupent l’écran que quelques instants, ils frappent et marquent : ainsi le client solitaire (Paul Demange) qui apparaît deux fois, la première pour commander des radis et un œuf à la coque, la seconde pour un véritable balthazar ; ainsi le duo de lesbiennes chic (Colette Mareuil et Valérie Vivin) ; ainsi donc le clochard qui vient claquer un billet miraculeusement reçu (Camille Guérini).
Mais tout le reste est réussi, de la guinguette de Lagny, alors lointaine banlieue, à l’entourage de Chatelin (Jean Gabin), et les femmes qui le couvent et l’aiment : admirable Germaine Kerjean (dont on dit qu’elle fut retenue par Duvivier du fait de sa virtuosité à manier le fouet, remarquée dans Goupi mains rouges, où elle jouait Goupi Tisane) et la vieille nourrice ronchonne, Mme Jules (Gabrielle Fontan, remarquable actrice de complément qui a joué pour les plus grands réalisateurs, chez Renoir, Carné, Autant-Lara)… Et aussi la brigade du restaurant, une de ces tables opulentes où l’on ne lésinait ni sur la crème ni sur le beurre.
Il paraît d’ailleurs que le scénario du film fut conçu par Julien Duvivier et Maurice Bessy, au retour d’une escapade sur la Côte d’Azur, à Saulieu, dans ce qui est aujourd’hui le Relais Bernard Loiseau et qui était alors déjà un des grands établissements français, La Côte d’Or d’Alexandre Dumaine. Toujours est-il que la description du menu de noce que prépare Chatelin pour Catherine estomaque un peu : après les quenelles de brochet Nantua, voici le Coq au Chambertin, revenu à l’huile d’olive, avec une mirepoix liée au sang du coq, garniture de petits oignons glacés, de lardons, de champignons, fleurons en losange, accompagné de pommes rissolées persillées, fourrées au foie gras. Cela dit, Chatelin préconise là-dessus un Bourgogne léger, ce qui est une hérésie, le coq devant être dégusté avec le vin de sa préparation, c’est-à-dire le Chambertin qui, Roi des vins, vins des Rois n’est pas précisément impalpable.
Voici donc un premier léger reproche. Je pourrais ajouter aussi que Gérard Blain ne m’a jamais paru un acteur vraiment satisfaisant, que Robert Manuel en fait tout de même un peu trop, comme souvent, dans le genre rastaquouère. Mais la balourdise rugueuse et attachante de Gabin, le couple immonde mère et fille formé par Lucienne Bogaert (où voit-on des visages pareils dans le cinéma d’aujourd’hui ?) et Danièle Delorme, angélique et monstrueuse est parfait.
On sait bien Duvivier est le cinéaste du désastre, de la noirceur intégrale. Voici le temps des assassins est une des plus glaçantes interprétations de son radical pessimisme.