Mais quelle merveille ! Courrez-y !
Comment donner une note à ce monument d’amour du cinéma français ? Comment remercier Tavernier, réalisateur inégal mais amoureux parfait d’offrir ce pur moment de bonheur dont les 3 heures (et davantage !) (ponctuées par un entracte) sont une promenade enchantée, virevoltante, délicieuse, passionnante, pleine de tours et détours, de digressions, de clairières lumineuses, d’anecdotes amusantes, de perspectives intelligentes, d’extraits des plus beaux films qui se puissent ?
Voyage à travers le cinéma français n’a pas le caractère de feu d’artifice des Enfants de Lumière, film de montage désinvolte, brillant, charnel, conçu par Jacques Perrin en 1995 pour le centenaire de la projection, le 28 décembre, au 14, boulevard des Capucines, du premier de tous les films : La Sortie des usines Lumière. L’hommage ébloui que Tavernier rend au 7ème art se lie indissolublement à sa propre histoire de gamin lyonnais qui, fasciné, découvre un jour, presque par hasard, en regardant dans une salle quelconque les merveilleux Rendez-vous de juillet de Jacques Becker que le cinéma va changer sa vie.
Cet émerveillement va courir et se renforcer au fur et à mesure que le jeune homme approfondira sa fascination, apprendra l’orthographe et la grammaire de l’image animée ; il y a dans le propos de Tavernier une intense humilité ; je crois qu’il sait bien au fond de lui-même qu’il n’a pas le génie inné, insurmontable des grands cinéastes qu’il admire et qu’il est simplement un immense amoureux des films ; ce qui ne l’a pas empêché de tourner des choses grinçantes, bouleversantes, durables, Coup de torchon ou La vie et rien d’autre, par exemple. Et n’être pas qu’un critique ou un commentateur le met, à mes yeux, dans un beau paradis.
Mais comme il est touchant, intéressant, passionnant quand il nous raconte la belle histoire du cinéma français et fait défiler sur l’écran en les détaillant, les ciselant, les racontant les plus beaux plans de ceux qu’il admire… Son film d’hommage suit par le chemin des écoliers son propre parcours.Becker, d’abord, dont il fait remarquer la rigueur, la précision, l’intelligence, l’honnêteté géniale, voguant sans cesse entre les deux chefs-d’œuvre, Casque d’or et Touchez pas au grisbi en passant par Falbalas, Antoine et Antoinette, Édouard et Caroline, Le trou et les autres (mais bien sûr qu’il faut voir et revoir tous les films de Becker ! Bien sûr !).
Et, deuxième découverte, toujours inopinée : Tavernier entre dans une salle obscure au milieu d’un film : c’est La grande illusion et l’épisode célèbre de la représentation de café-concert que donnent (et se donnent) les prisonniers de l’oflag. Et l’aviateur Maréchal (Jean Gabin) qui arrive en criant de joie qu’on vient de reprendre Douaumont !. Et toute l’assistance qui se fige de bonheur en entonnant une Marseillaise rageuse au nez des Allemands. Le jeune homme, fasciné par ce cinéma-là reste à la deuxième séance…
Long passage sur Renoir ; La règle du jeu, peut-être trop bien jugée, La Marseillaise, Le crime de Monsieur Lange, La bête humaine, mais aussi Toni, La chienne et l’éblouissement de couleurs de French cancan (et savez-vous qui occupait le siège juste devant moi, hier ? Françoise Arnoul ! Il y a comme ça des sortes de miracles…). Renoir qui était si délicieux et qui admirait tellement la force qu’il est passé de l’adulation de celle de Staline à celle de Hitler… Ce qui ne l’empêche pas d’avoir réalisé avec Une partie de campagne le film le plus triste du cinéma français…
Et puis, à partir de La grande illusion et de La bête humaine, on passe à une longue digression magnifique sur Gabin et de Gabin on en vient à Carné, ses insuffisances et ses merveilles, d’Hôtel du Nord aux Portes de la nuit, passant par Les enfants du Paradis. Et il y a aussi un paragraphe sur la musique de film, l’hommage à Maurice Jaubert, le compositeur inspiré de L’Atalante, de Carnet de bal, du Quai des brumes… On saute jusqu’à Philippe Sarde et de là à Claude Sautet ; on finira par un long chapitre sur Jean-Pierre Melville…
Mais entretemps, on aura redécouvert les films d’Edmond T. Gréville, dont Tavernier fut l’admirateur et l’ami (et dont je n’ai guère vu que Le port du désir…) et trouvé un certain talent à Eddie Constantine quand il est mis en scène par Jean Sacha (Cet homme est dangereux) ou John Berry (Ça va barder). Constantine conduit à Godard, au Mépris, à Pierrot le fou. On a la tête pleine de films magnifiques, de films surprenants. La lumière s’allume. On est là depuis trois heures et plus. Et on se demande où sont passés Pagnol, Guitry, Duvivier, Autant-Lara, Max Ophuls, Christian-Jaque, Clouzot, Rohmer, Louis Malle à peine évoqués ou même tus… et les musiques de René Cloerec, de François de Roubaix, de Georges Delerue…
Un carton passe sur l’écran : il y aura, dans quelque temps un deuxième film. Au moins un deuxième. Il y a de quoi faire, lorsqu’il y a tant de pieuse admiration et tant de talents merveilleux.
Merci Bertrand Tavernier.